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Photo prise pendant le meeting de clôture de la campagne de Claudia Sheinbaum, Mexico, 29 mai 2024. Hélène Combes, Fourni par l'auteur

Mexique : des mobilisations à la victoire de la gauche

Le 2 juin prochain, le Mexique élira la personnalité qui succédera à Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui ne peut se représenter. Deux femmes sont favorites : Xóchitl Gálvez (Parti Action nationale, droite) et Claudia Sheinbaum (Mouvement de régénération nationale, gauche, le parti du président sortant). Pour comprendre la situation politique de ce pays de près de 130 millions d’habitants, il est très utile de lire De la rue à la présidence : foyers contestataires à Mexico », d’Hélène Combes, directrice de recherche au CNRS rattachée au CERI Sciences Po Paris, qui vient de paraître aux éditions du CNRS. Cet ouvrage unique, fondé sur une longue enquête de terrain auprès de multiples militants, revient sur la longue marche d’« AMLO » jusqu’à la magistrature suprême. Nous vous présentons ici un extrait qui démarre par une journée de novembre 2006 qui fut l’apogée de la contestation menée par Obrador et les siens contre le résultat de la présidentielle tenue quelques mois plus tôt, qui s’était soldée par la victoire du candidat du PAN, Felipe Calderon. Claudia Sheinbaum est un personnage central de cette aventure victorieuse.


20 novembre 2006. Aujourd’hui a lieu l’investiture présidentielle. Le président est paré de son écharpe d’élu aux couleurs du drapeau mexicain. Le rouge, vert et blanc tranche sur son costume noir. Agrémentée d’un aigle, elle lui a été remise par une femme en habit traditionnel de la région d’Oaxaca. Une autre femme élégante et au visage ridé – la doyenne de l’assemblée sans doute – la lui passe autour du cou et, maladroite et émue, tarde à s’acquitter de cette tâche. Devant lui est posée la constitution, sur laquelle il prête serment. Il est entouré de ses ministres, six hommes et six femmes. En cette date anniversaire de la Révolution mexicaine, il débite un discours-programme qui vise à « transformer le Mexique en patrie juste ».

Vingt mesures sont proposées, parmi lesquelles la refonte du cadre institutionnel à travers un plébiscite, la lutte contre les monopoles, notamment des médias, la préservation des services publics (électricité, université publique gratuite, secteur de la santé), la défense de la compagnie pétrolière nationale Pemex contre les privatisations, l’abrogation des taxes sur les médicaments, la défense des « salaires justes », la lutte contre la délinquance des « cols blancs », la promotion d’une retraite universelle pour les personnes âgées, etc. La foule entonne l’hymne national.

Après son discours, le président, bien droit, prend place dans le fauteuil présidentiel situé au centre de l’estrade. Face à lui, plus de 150 000 personnes. Le Mexique a-t-il gardé de la période révolutionnaire un goût pour les cérémoniaux de masse ? Préfère-t-on y investir les présidents en plein air, sur cette place vaste et majestueuse du centre de Mexico qu’est le Zócalo, plutôt que dans les salons de velours douillets du Congrès ? Non, car en ce 20 novembre 2006, celui qui est investi, place du Zócalo, est Andrés Manuel López Obrador, le candidat malheureux de la gauche à l’élection présidentielle de juillet. La « doyenne » n’est autre que Rosario Ibarra de Pierda, grande figure de la gauche mexicaine, mère d’un guérillero disparu dans les années 1970, ancienne candidate trotskiste à la présidence de la République, fervente zapatiste et sénatrice du Parti de la révolution démocratique (PRD).

Vêtu d’une « écharpe présidentielle », Andrés Manuel López Obrador salue ses partisans lors d’un rassemblement le 20 novembre 2006 sur la place du Zocalo à Mexico. Alfredo Estrella/AFP

Deux figures du monde intellectuel de gauche, la comédienne Jesusa Rodríguez et l’écrivaine Elena Poniatowska, remettent à López Obrador le document « officiel » de sa nomination comme « président légitime ». Ses « ministres », pour beaucoup anciens compagnons de route du temps où il était maire de Mexico (2000-2006), se sont vu attribuer des portefeuilles atypiques : celui de l’« Honnêteté et de l’Austérité républicaine », de l’« État providence » ou du « Patrimoine national » (les autres sont plus conventionnels : de l’« Économie » ; de l’« Éducation, des sciences et de la culture », du « Développement urbain et du Logement », des « Relations politiques », des « Relations internationales », de la « Justice et de la Sécurité », du « Développement économique et écologique », du « Travail »). Face à López Obrador, ce sont ses partisans, réunis en Convention nationale démocratique (la « Convention nationale démocratique » a réuni les sympathisants de López Obrador. Terme repris de la révolution, il a aussi été mobilisé par les zapatistes en 1994), qui l’acclament comme « président légitime » au terme d’un campement protestataire qui a duré 48 jours.

Dans cette foule figurent six personnes que nous allons suivre tout au long de cet ouvrage. Deux autres, qui apparaîtront régulièrement au fil du récit, sont sur l’estrade aux côtés de López Obrador : l’écrivaine Elena Poniatowska et Claudia Sheinbaum, devenue ce jour-là ministre du « gouvernement légitime ». Pour sa part, Marina Bañuelos, petite fonctionnaire d’une administration fédérale, navigue au milieu de la multitude, bardée de son appareil photo, comme elle aime à le faire. Le señor Santos Rivera est venu à pied depuis son épicerie située dans les environs de l’Alameda, parc à un kilomètre du centre historique. La señora Flor Estrada se mêle au contingent de son association de lutte pour le logement, l’Union populaire et révolutionnaire Emiliano Zapata (UPREZ). Isidro Muñoz a amené avec lui une quarantaine de voisins depuis le sud de Mexico. Agustín Guerrero a mobilisé massivement des dirigeants de quartier, dont Isidro, et va des uns aux autres, puis rejoint l’estrade. Javier Hidalgo, lui, est venu seul mais beaucoup de gens le saluent car il est bien connu des sympathisants de López Obrador.

Cette investiture atypique clôture donc une protestation post-électorale qui a duré près d’un mois et demi. Fin juillet 2006, après une élection présidentielle contestée, sort de terre un campement géant. Pendant 48 jours et 48 nuits, des milliers de participants en provenance de tout le pays vivent au quotidien sous d’immenses chapiteaux. Ils y débattent, y dansent et y mangent. Certains, venus de loin, y dorment aussi sur des lits de fortune entre compagnons de partis ou d’associations de quartiers et nouent parfois des nouvelles amitiés. La journée est occupée en conférences, en ateliers (politiques ou artistiques), en concerts ou en réunions logistiques pour organiser la gestion de l’occupation collective. Certains déambulent de la mythique place centrale de Mexico, le Zócalo, jusqu’aux confins de l’avenue Reforma, cinq kilomètres plus loin.

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Comment une occupation ou une mobilisation peut-elle se transformer durablement en parti ? Cette question brûlante a été le serpent de mer des mobilisations des années 2010 – des révolutions arabes aux Indignés, d’Occupy Walt Street à Nuit debout. Depuis un cas un peu différent, celui d’une mobilisation initialement électorale qui se transforme au fil du temps, cet ouvrage propose de décentrer le regard et d’amener le lecteur au Mexique, au milieu des années 2000. Avant les occupations de places, ce pays historiquement contestataire a connu cette expérience de grande ampleur qui permet une réflexion sur les raisons de son succès.

Notre objet n’est pas ici de comparer la mobilisation mexicaine à ces dernières ou de la considérer comme un précurseur oublié, mais de dialoguer avec les travaux sur les occupations pour comprendre ce que révèle ou occulte une entrée par l’analyse spatiale. En effet, si ces mobilisations ont présidé à l’idée que la prise en compte de l’espace est essentielle dans la compréhension de l’action collective, celle-ci ne suffit à expliquer la mobilisation dans la durée ni sa possible transformation en force politique. Pour cela, il est nécessaire de réinscrire l’occupation dans une analyse des réseaux militants, de la réinsérer dans le répertoire d’action et de se pencher sur le travail minutieux de mobilisation et de politisation dans les quartiers populaires.

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Cet extrait est issu de « De la rue à la présidence : foyers contestataires à Mexico », d’Hélène Combes, qui vient de paraître aux éditions du CNRS.

Intrigue humaine et sociologique, jalonnée de rebondissements, l’engagement politique de ces enquêtés ne constitue cependant qu’une partie du matériau récolté au cours d’une enquête de plus de dix ans qui a connu des phases de plus ou moins grande intensité. En 2007, alors que López Obrador sillonne le pays, municipalité après municipalité, un regard ethnographique est porté sur l’une de ses « tournée », regard rendu possible notamment par une connaissance fine et de long cours du milieu militant étudié. L’observation s’accompagne de la réalisation d’entretiens, rapides et en situation, avec des participants (une trentaine au total). Un tel dispositif est aussi déployé lors de l’anniversaire des trois ans du mouvement en 2009 (une quinzaine d’entretiens).

Parallèlement, afin de saisir la structuration du mouvement et ses logiques macrosociologiques, des entretiens sont menés avec des dirigeants clés : des cadres du PRD à Mexico […], vus à chacun de mes séjours et accompagnés dans de multiples activités ; des « ministres du gouvernement légitime » (dont certains ont été interrogés à plusieurs reprises, comme Laura Itzel Castillo et Claudia Sheinbaum) ; des figures de plusieurs mobilisations ou encore des intellectuels proches du mouvement comme l’écrivaine Elena Poniatowska, ainsi que des responsables territoriaux. Cette recherche conjugue ainsi perspective par le bas (depuis les militants et leurs quartiers) et par le haut (depuis le « gouvernement légitime » et l’entourage de López Obrador).

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