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Mickey au manoir de Frankenstein, ou du danger des jeux vidéo

Les jeux vidéo, ça rend dingo ? Capture d'écran YouTube

Les jeux vidéo, ça rend marteau ! Tel est le point de départ de « Runaway Brain » – littéralement le cerveau fugueur – un court-métrage animé de Chris Bailey, sorti le 11 août 1995, traduit en français sous le titre « Mickey perd la tête », et adapté en BD dix mois plus tard par le scénariste Jean‑Luc Cochet et le dessinateur Ulrich Schröder pour Le Journal de Mickey.

Si Mickey perd la tête, ce n’est toutefois pas parce qu’il joue sur sa console – pas directement, en tout cas. Son combat acharné contre la sorcière de Snow White lui a seulement fait oublier l’anniversaire de sa rencontre avec Minnie ; ou plutôt, dans la VO, de leur premier baiser. S’il perd la tête, c’est parce qu’il répond imprudemment à une petite annonce dans l’espoir de gagner 999,99 de dollars et de se racheter en offrant à Minnie un séjour à Hawaï. Pourtant, il aurait dû y regarder à deux fois. Cette annonce, en effet, s’avère pleine de pièges.

Lobotomisé par Disney ?

Il aurait suffi de la lire à l’envers pour y découvrir le chiffre de la Bête : 666. Elle a quelque chose de diabolique. L’adresse tout d’abord : 1313 Lobotomy Lane. Elle ressemble comme deux gouttes d’eau à celle du premier parc d’attractions de la firme, Disneyland : 1313 South Harbor Boulevard, Anaheim, Californie.

Le parc Disneyland en 1963. Wikipedia

Joli pied de nez aux pourfendeurs de la Company, qui l’accusent de lobotomiser ses clients. On a de l’humour et le sens de l’autodérision, chez Disney. Prends garde, Mickey, ton cerveau est menacé ! Le nom ensuite : Frankenollie. On croit entendre celui d’un des plus célèbres duos des studios, Frank et Ollie. Le grand public les a croisés dans The Incredibles.

Frank Thomas et Ollie Johnston, deux des célèbres « Nine Old Men », les compagnons de route de Walt Disney, deux des principaux maîtres d’œuvre de cette féerie disneyenne qui déplaît tant aux esprits chafouins. C’est à une merveilleuse diablerie, à une fantaisie facétieuse et drolatique que Mickey s’expose en répondant à cette annonce. Il tombe dans le piège d’un double sens.

De Frankenollie à Frankenstein

Car Frankenollie bien sûr, tout le monde l’aura reconnu, c’est aussi Frankenstein. En guise de job facile, ne requérant pas une once d’intelligence – « a mindless day’s work », promettait l’annonce –, il se précipite en parfait écervelé, en victime irréfléchie – autant d’autres traductions de mindless – entre les pattes d’un savant fou. En guise d’une journée d’insouciance à la Frank et Ollie, il se retrouve cobaye du plus notoire des apprentis sorciers de la littérature.

Paru anonymement en 1818, le roman de Mary Shelley s’est rapidement imposé comme un des chefs-d’œuvre de la veine gothique qu’il renouvelle, cependant, en substituant aux châteaux hantés les glaces du pôle, et aux fantômes réels ou factices, un monstre de chair et d’os. Dans l’imaginaire collectif, la créature a supplanté son créateur sous les traits de Boris Karloff qui l’interprétait en 1931 devant la caméra de James Whale.

Deux ans plus tard, elle apparaissait dans « Mickey’s Gala Premier » aux côtés de Dracula et de Mr Hyde. Toute l’horreur du roman de Mary Shelley, son horreur pour ainsi dire métaphysique, tient à l’idée de donner vie à un méticuleux assemblage de cadavres recueillis au cimetière. Elle est éludée chez Disney, où Mickey est recruté pour permettre l’échange de son cerveau avec celui de la créature déjà achevée et bien vivante.

Petites horreurs disneyennes

Les amateurs auront reconnu une opération proche de celle qu’il cauchemardait, en 1933, dans « The Mad Doctor », un court-métrage à l’esthétique expressionniste, caractéristique de l’humour macabre de Walt Disney.

Chris Bailey se situe dans une continuité. Il renoue avec une tradition un peu oubliée, comme en atteste par ailleurs son choix de redonner à Mickey la vieille culotte rouge qu’il n’avait plus portée depuis belle lurette. Pour ainsi dire retombé en enfance, revenu au temps de Snow White et d’avant, à l’âge d’or des « Nine Old Men » dont il se délectait sur sa console, il est condamné à renouer avec une inspiration que les studios ont longtemps délaissée.

Un avatar diabolique

En guise d’expérience scientifique, c’est à un rite mystique que Mickey est ici soumis, celui de l’avatar, popularisé par Théophile Gautier dans un roman éponyme, paru en feuilleton dans Le Moniteur Universel en 1856. Avatar est un classique de la littérature fantastique, sous-titré en anglais « The Double Transformation ». Grâce à un médecin initié à l’occultisme indien, un jeune aristocrate parisien éperdu d’amour pour une comtesse slave y échange son âme avec l’époux de cette dernière, dans l’espoir de profiter de ses faveurs. Mais la belle ne s’y laisse pas prendre.

Chris Bailey démarque ce schéma en donnant à Mickey le corps d’un gigantesque Peg-Leg Pete (Pat Hibulaire en VF), tandis que celui-ci, changé en souris, déchaîne sa libido sur Minnie. Il la poursuivait régulièrement de ses ardeurs dans les productions des années 1930. Le triangle amoureux est ici exacerbé, puisqu’en dissociant les âmes des corps, l’avatar ne se contente pas de séparer les amoureux, il les empêche de se reconnaître. Le scénario est diabolique au sens étymologique du terme, celui du grec diabolos qui signifie désunir.

Exorciser le jeu vidéo

On comprend que le tableau de Mickey à la porte du Dr Frankenollie ressemble tant à l’affiche de The Exorcist, le chef-d’œuvre horrifique de William Friedkin. En lui offrant l’expérience concrète de l’avatar, qu’il pratiquait de façon virtuelle dans la peau de Dopey sur sa console, le Dr Frankenollie ouvre dans la vie de Mickey une parenthèse qui le rappelle en fait à la réalité. Il lui permet de conjurer le démon vidéoludique qui le séparait de Minnie, et de la retrouver. Il le réconcilie avec lui-même et avec son cœur.

Le personnage de Peg-Leg Pete, ici dénommé Julius comme le chat des « Alice Comedies » à qui le premier Pete, Bootleg Pete, servait d’antagoniste, est là pour semer un trouble, une confusion salutaires.

De « Frankengoof » à Kingdom Hearts

Il est inspiré du monstre de « Frankengoof », un épisode de la série Goof Troop diffusé le 19 novembre 1992. Doux et serviable, celui-ci finissait par remplacer auprès de sa famille le vrai Pete toujours acariâtre, qui avait eu l’imprudence de prendre son déguisement. Le monstre de Frankenstein, revisité par Disney, est un double révélateur de la monstruosité de nos comportements ordinaires.

L’addiction aux jeux en fait partie. Sans doute est-ce pourquoi Julius apparaît en boss ultime aux joueurs de Kingdom Hearts 3D : Dream Drop Distance qui s’attardent, la partie terminée, près de la fontaine de Traverse Town. Sa menace est comme un rappel à l’ordre, une invitation à quitter le monde virtuel avec le sentiment du devoir accompli, sous peine d’engager le combat de trop. Il est temps d’éteindre la console. Reconnaissons néanmoins que, pour le gamer averti, la tentation d’un dernier combat est grande…

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