Menu Close
Tournage de film dans les rues de Prague
Les groupes de luxe créent des filiales de production cinématographique. Roman Boed Pxhere, CC BY

Mode et cinéma : comédie romantique ou mariage de convenance ?

La décision du géant mondial du luxe LVMH de créer 22 Montaigne, une division dédiée au divertissement, en partenariat avec l’américain Superconnector Studios, confirme le passage accéléré, dans de nombreuses industries, du produit au contenu, de l’objet à l’image : la production de biens matériels cède de plus en plus à la vocation d’offrir des expériences personnalisées qui créent un sentiment d’exclusivité. En outre, les liens du luxe avec l’univers du cinéma ne sont pas nouveaux, que l’on pense aux collaborations de grands couturiers à certains films, à la présence des groupes au Festival de Cannes, ou encore, à l’association d’acteurs et d’actrices avec des maisons de couture. Les marques de luxe aiment aussi avoir recours à des créateurs pour leur publicité, comme, par exemple, Wes Anderson qui a tourné plusieurs films pour Prada, entre court-métrage et promotion classique.

Avant de créer son studio de production, le groupe LVMH avait récemment collaboré avec la série Netflix « Emily in Paris » ou « The New Look » d’Apple +. Cette dernière série revient sur la créativité de Christian Dior, une des maisons phares du groupe LVMH. Rien d’étonnant donc si les personnages portaient des vêtements Dior.

Cette incursion à part entière dans l’industrie du cinéma apparaît comme un écho à la décision d’un des autres groupe français de luxe, Kering dirigé par François-Henri Pinault. Kering a pris le contrôle de CAA, l’une des agences d’artistes les plus en vue à Hollywood, et crée Saint Laurent Productions, qui a déjà produit un film du célèbre réalisateur Pedro Almodóvar.

En adoptant une stratégie de diversification, LVMH – Kering – recherche avant tout de nouveaux outils de marketing pour leurs marques et pour réaliser des économies de gamme. Pour cela, ils misent sur leur capital et leurs connaissances pour pénétrer dans des secteurs économiques voisins. Entre le luxe et le cinéma, le franchissement de la frontière semble plus aisé, car les deux secteurs font partie des industries créatives. D’où l’existence de facteurs communs à ces « business », comme l’imprévisibilité du succès, le rôle essentiel de la narration originale et le rythme effréné du changement comme en témoigne la succession des collections.

L’histoire des arts est jalonnée de tels rapprochements, comme en témoignent les « Ballets russes » au début du vingtième siècle. La compagnie de danseurs d’avant-garde, dirigée par l’impresario Sergeï Diaghilev, a réuni les mondes de l’art, du luxe et de la mode dans d’éblouissantes productions de ballet qui ont séduit autant l’aristocratie que l’avant-garde artistique. L’époque était riche en croisements entre la danse et le cinéma.

Poches profondes

La principale différence entre ce qui se passe aujourd’hui et ces exemples passés réside dans la dimension financière. Diaghilev utilisait ses relations personnelles pour obtenir des financements. Le groupe de Bernard Arnault – la première fortune du monde – se lance aujourd’hui dans la production cinématographique avec d’importants moyens financiers, résultant des succès du groupe. Avec ce capital, le groupe de luxe pourra investir afin de transformer les contenus de l’industrie de la mode en films, séries, documentaires et biopics, qui séduisent les plates-formes de streaming comme Amazon Prime, Netflix, Apple+ ou Disney +.

Face à ces évolutions de l’économie de l’« entertainment », l’industrie du cinéma reste très éparpillée et fragilisée par les évolutions technologiques récentes. L’arrivée des conglomérats du luxe avec leurs poches profondes peut sembler une bonne nouvelle dans cette industrie fragilisée par les évolutions économiques récentes. Mais tout n’est pas qu’une affaire d’argent. En investissant le monde du cinéma, les groupes de luxe espèrent aussi accroître la désirabilité de leurs marques, en mettant en œuvre des formes plus subtiles d’influence voire de publicité. En pleine mutation, la publicité change de nature, devenant de plus en plus postmoderne, visuelle et conceptuelle. Voir son actrice ou son acteur préféré revêtir un vêtement iconique pourrait bien être plus efficace que la multiplication de pages de publicité en ligne ou sur papier glacé. De cette manière, les groupes de luxe cherchent aussi à établir un lien avec des publics peu exposés – à commencer par les plus jeunes – aux canaux publicitaires traditionnels. Ainsi, le secteur du luxe cherche à construire un réseau où les contenues liés à la mode circuleront au-delà des moyens traditionnels jusqu’ici. Le but est d’associer des artistes à des histoires qui seront ensuite exposées dans des musées, sur des podiums ou à l’écran. Le placement de produits dans les films et les séries télévisées n’aura donc été que la première étape de ce processus.

Les nouveaux Médicis ?

Cette irruption des groupes de luxe dans le monde du cinéma n’est pas sans poser de questions sur les œuvres cinématographiques. En effet, le secteur du luxe pourrait renforcer sa position d’arbitre des élégances, de producteur du bon goût cinématographique ou de médiateur. Leur puissance est telle qu’ils peuvent influencer voire façonner la culture contemporaine. On ne peut que spéculer sur la volonté de François Pinault ou de Bernard Arnault de se rapprocher de la prééminence de Diaghilev ou des Médicis des siècles précédents. Veulent-ils imiter ces illustres ancêtres ayant créé et subventionné un réseau reliant les arts entre eux ? Si la réponse n’est pas évidente, la succession des démarches, impliquant la constitution de collections d’art personnelles massives, la construction de musées dans des lieux prestigieux et la capacité croissante de produire des contenus audiovisuels pour un public de masse, les place dans la position d’un intermédiaire qui a peu de précédents historiques en termes de moyens mobilisés, de portée et de pouvoir. Les avantages privés de ces groupes sont évidents ; les avantages publics le sont un peu moins.

Le danger d’une influence excessive existe. Les géants du luxe possèdent outre des liquidités et une présence mondiale, des liaisons avec le monde politique. Cela pourrait leur donner le pouvoir de faire ou de défaire des réputations.

La question du maintien de l’indépendance artistique face à un pouvoir économique est désormais posée. Les conglomérats du luxe ont l’habitude de contrôler la narration autour de leurs produits. Comment réagiront ces nouveaux tycoons du cinéma quand, demain, un créateur viendra percuter dans une de ses productions l’histoire officielle de la maison ? Si le désir de projeter ces histoires sur grand écran est tout à fait compréhensible, l’industrie cinématographique beaucoup moins prévisible que le secteur du luxe, prospère aussi dans la controverse. Une relative indépendance dans le processus créatif prévaut du moins dans la conception européenne du cinéma, et notamment en France.

Le degré de liberté créative que les géants du luxe sont prêts à accorder devra être observé de près. Si les productions qu’ils financent sont trop alignées sur les histoires officielles, il n’est pas sûr que le public soit au rendez-vous. Qui voudra aller voir de longues publicités, fussent-elles déguisées en œuvre de fiction par d’habiles artistes ? La critique de cinéma Nandini Balial a souligné dans sa revue du « New Look » que le passé controversé de Coco Chanel dans la France sous occupation nazie était représenté de manière fallacieuse à l’écran : « Il n’y a pas grand-chose à propos de son parcours dans la série qui ne soit pas en contraste total avec la vérité ».

« L’élégance exige l’intimité », explique justement le personnage de Christian Dior dans cette série qui lui est consacrée. Et si cette phrase d’apparence anodine sonnait comme un possible avertissement. En s’éloignant de l’intimité de la mode, les géants du luxe s’exposent à des critiques, qui pourraient les atteindre par ricochet. Les premières œuvres produites devront être regardées de très près.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now