La dizaine de collégiens s’anime soudainement. Nous venons de les questionner sur la pire chose qu’il pourrait leur arriver sur les réseaux sociaux. « Vous voulez dire un truc qui m’affiche ? », demande l’un d’eux. Les réponses fusent. Ils nous expliquent que ce qui « leur [foutrait] vraiment la honte », ce serait de se faire battre (de surcroît si l’agresseur est une fille), de devoir aller chercher l’aide d’un adulte, d’être vu en train de pleurer ou encore de passer pour un « pédé ».
Les propos de ces adolescents font écho à ceux de 400 autres collégiens et lycéens de la région Île-de-France, rencontrés dans le cadre d’une étude sur le cybersexisme et financée par le Centre Hubertine Auclert.
Les violences entre adolescent(e)s sont révélatrices de l’existence d’attentes sociales pesant de manière différenciée sur les filles et les garçons en fonction de leur sexe biologique (attentes de genre). Des études sur le climat scolaire ont ainsi documenté que les principaux motifs de violences rapportées par les jeunes concernaient l’apparence physique (notamment le poids et la taille), la conformité aux stéréotypes de genre (se comporter comme un « vrai » garçon, comme une « vraie » fille) et l’orientation sexuelle, qu’elle soit réelle ou perçue (être gay/lesbienne ou encore en « avoir l’air »).
L’adolescence est une période de conformité aux stéréotypes de genre, mais également de mise en marge de celles et ceux qui ne se conforment pas à différents degrés à ces attentes (adolescent(e)s trans ou questionnant leur identité de genre, adolescent(e)s gays, lesbiennes, bisexuel.le.s, garçons studieux ou artistiques, filles revendiquant un intérêt pour la sexualité ou le sport, etc.).
Les attentes de genre, dans les mots des adolescent(e)s
Questionner les adolescent(e)s sur les violences qui se donnent à voir dans le cyberespace revient à leur demander lesquels des comportements des filles et des garçons sont pénalisés par leurs pairs. Un élève de 5e s’avance : « Une fille, si elle fait exprès de se montrer, c’est une pute ».
La fille qui « se montre », dans le contexte discuté, est vêtue d’un débardeur et prend la pose pour un selfie. Tous les groupes d’élèves rencontrés l’ont qualifiée de « pute » : ils la perçoivent comme cherchant à se mettre en valeur, à poser comme séductrice. Il faut admettre que les standards de féminité sont élevés et complexes, les prendre en compte demande de l’expertise que les filles apprennent souvent à leurs dépens. La valeur sociale des filles est intrinsèquement liée à leur capacité à être désirées et jugées désirables par les garçons. Plusieurs filles se prêtent à l’exercice en mobilisant les codes d’une féminité hétérosexuelle traditionnelle : minceur du corps, vêtements à la mode, léger maquillage, parfum, etc., tout en respectant les confins d’un comportement féminin socialement acceptable.
Par exemple, il est risqué pour une fille de témoigner d’un intérêt pour la sexualité, sauf dans le cadre d’une relation (hétérosexuelle) stable. « Pour les filles, il peut y avoir des baisers et du tripotage, mais quand elles sont en couple », explique une élève de 5e. L’enjeu est de tenter d’attirer le regard des garçons, sans passer pour une « pute » ni pour une prude.
Chez les garçons adolescents, ces attentes de genre se jouent sur un mode complètement différent. « Un garçon ne peut pas trop montrer son corps », explique une collégienne. Les garçons sont appelés à faire montre d’une masculinité non contestable incluant, mais non limitée à, l’agressivité, l’attitude de cancre en classe, l’intérêt pour les sports et l’appétit sexuel (hétérosexuel). Ils doivent également, et peut-être surtout, se tenir à l’écart de manifestations de faiblesse ou de sensibilité, réservées aux « non-hommes » : aux femmes et aux « pédés ».
Les outils numériques amplifient le poids des standards de genre
Les outils numériques offrent des conditions idéales aux adolescent(e)s qui se prêtent à cet exercice de la conformité de genre pilotée par la conformité aux standards de féminité/de masculinité, et d’hétérosexualité.
Ils permettent notamment aux garçons de détenir la preuve de leur capacité à éprouver du désir hétérosexuel et à l’assouvir (en accumulant les preuves de la possession de photos parfois intimes mettant en scène leurs conquêtes présentes ou passées) et aux filles, d’être considérées comme attirantes par les garçons (à partir des « j’aime » sur une photo de profil). Si les avantages liés aux outils numériques sont importants, les sanctions sur les pratiques sont élevées.
« Les avantages [pour une fille de se prendre en photo vêtue d’un débardeur], c’est que peut-être qu’elle est belle sur cette photo. On va lui mettre des commentaires, « T’es belle » et tout ça. L’inconvénient, c’est qu’elle s’est peut-être trop montrée et on va la traiter de salope. Quand elle va arriver dans son lycée, elle aura une mauvaise réputation ».
Un élève de 5e.
Les épisodes de violence dans le cyberespace, que nous qualifions de cybersexisme dans les cas exposés ci-dessus, ne sont pas prêts de disparaître, parce qu’ils « font sens » pour les adolescent(e)s qui s’y prêtent. Ils permettent notamment des gains significatifs en termes de popularité pour les filles comme pour les garçons, mais celle-ci ne se jouent pas de la même façon, ni sur les mêmes critères. Des efforts efficaces de résolution de ces épisodes, et de prévention de leur émergence, passent par un assouplissement de la manière d’envisager ce qu’on peut être et ce qu’on peut faire quand on est une fille ou un garçon, une femme ou un homme. Cela peut notamment passer par la présentation de modèles alternatifs, à succès, de masculinité ou de féminité.