La filière de l’huile de palme symbolise les tiraillements qui existent entre la volonté de conserver des espaces naturels et celle de soutenir le développement économique au Sud.
Le palmier à huile est un oléagineux d’exception, doté d’un inégalable rendement à l’hectare. Il produit une huile aux usages multiples, abondante et bon marché, dont les caractéristiques sont recherchées par l’industrie agroalimentaire comme pour les biocarburants. Lorsqu’elles sont développées dans de bonnes conditions et bien encadrées, les plantations de palmier à huile jouent un rôle important dans l’éradication de la pauvreté en zones rurales.
Portée par une demande en croissance exponentielle, la culture du palmier à huile va poursuivre son expansion. C’est pour cela qu’elle doit être encadrée par des normes de durabilité crédibles et reconnues, établies à partir de critères scientifiques solides et partagés.
La production mondiale d’huile de palme est aujourd’hui majoritairement assurée par deux pays, l’Indonésie et la Malaisie, qui totalisent à eux seuls 85 % des approvisionnements. La consommation est tirée par les pays du Sud, portée à la fois par la croissance démographique et l’élévation du niveau de vie dans les pays émergents comme l’Inde, l’Indonésie ou la Chine. La consommation européenne pèse pour 15 % dans la balance mondiale (contre 3 % seulement pour les États-Unis).
Le problème de la déforestation
Le Parlement européen a conduit en avril dernier un débat sur la possibilité d’encadrer les importations d’huile de palme, notamment pour limiter la déforestation en Asie du Sud-Est. Les eurodéputés ont ainsi voté une résolution pour faire face à une situation jugée critique et dans laquelle l’Union européenne pense avoir sa part de responsabilité.
Cet enjeu de la déforestation et de l’action de l’UE a été abordé dans un article publié par Le Monde en date du 3 avril 2017. Consacré aux dégâts environnementaux liés à la production d’huile de palme, le texte contient cette révélation-choc :
« La conversion des terres en plantations de palmier à huile est à elle seule à l’origine de 40 % des pertes de couvert forestier naturel autour de la planète. »
Pourtant, en remontant à la source de ces données, il s’avère que la culture du palmier à huile est en fait responsable de seulement 2,3 % de la déforestation mondiale sur la période étudiée. D’où vient alors ce chiffre de 40 % ? Et que révèle un tel écart sur l’étendue réelle et les acteurs de la déforestation ? Enfin, quelles sont les conditions d’une information précise à propos de l’huile de palme ?
Pour nous, scientifiques confrontés aux questions du grand public et de la société civile, l’information – parce qu’elle va forger l’opinion publique sur les causes de la déforestation – se doit d’éviter toute déformation et approximation. Il nous est donc paru essentiel d’examiner ces données.
Des chiffres qui interrogent
L’article du Monde s’appuie sur un rapport voté récemment par le Parlement européen et qui revient sur les impacts sociaux et environnementaux de la culture du palmier à huile ; le texte propose des recommandations pour aller vers un approvisionnement plus durable.
L’article avance que l’agriculture industrielle est à l’origine de 73 % de la déforestation mondiale, dont 40 % pour le seul palmier à huile. Ce chiffre est ensuite repris dans une vidéo datée du 5 avril (« Quel est le problème avec l’huile de palme ? »). Il y est affirmé que :
« Les plantations de palmiers à huile sont à l’origine de 40 % de la déforestation liée à l’agriculture intensive. »
Le palmier n’est plus ici responsable de 40 % de la déforestation mondiale mais « seulement » de 40 % de la déforestation due à l’agriculture intensive. Grave constat tout de même pour les pays producteurs, en particulier l’Indonésie et la Malaisie qui ont immédiatement réagi par un communiqué du Council of Palm Oil Producing Countries (CPOPC) en date du 11 avril.
Or, en 2015, les plantations de palmier à huile en production représentaient seulement 17,5 millions d’hectares dans le monde en 2015 ; et la FAO annonce dans son dernier rapport une perte nette de couverts forestiers de 129 millions d’hectares au niveau mondial entre 1990 et 2015. Le chiffre de 40 % ne semble donc correspondre a aucune réalité.
Le rapport du Parlement européen
Repartons du rapport de 39 pages émis par le Parlement européen d’où est certainement tiré le chiffre de 40 %. On y lit en effet que :
« 40 % de la déforestation mondiale est imputable au passage à des plantations en monoculture de palmiers à huile à grande échelle » et que « […] 73 % de la déforestation mondiale résulte du défrichement de terres réalisé pour la production de matières premières agricoles […] ».
Il s’agit des mêmes chiffres de déforestation pour l’agriculture mondiale et pour le secteur du palmier à huile, mais en prenant cette fois en compte l’ensemble des formes d’agriculture, et non pas seulement l’agriculture « intensive » ou « industrielle » (des concepts d’ailleurs non définis dans le texte).
Il est important de rappeler ici que les petits planteurs jouent eux aussi un rôle clé dans la production agricole mondiale : ainsi 95 % de la production de café, de cacao et de riz proviennent par exemple de petits exploitants. Pour le palmier à huile, les exploitations non agro-industrielles représentent environ 40 % des surfaces et ces dernières contribuent également à la déforestation.
La déforestation « importée »
Les données avancées dans le rapport du Parlement européen ne sont pas toutes référencées : si le chiffre de 73 % n’est pas lié à une source, le chiffre de 40 % est lui cité comme provenant d’un rapport technique de 384 pages, datant de 2013.
Cet autre rapport fait suite à une étude commandée par la Commission européenne et réalisée par trois bureaux d’étude privés. Cette dernière, qui porte sur la période 1990-2008, avait pour objectif d’évaluer la part de la déforestation mondiale due à la consommation de l’Union européenne. Elle s’appuie sur les données de la FAO pour le bilan en ressources forestières de chaque pays ainsi que sur un échantillon de 13 000 images satellites à travers le monde permettant de suivre l’évolution des forêts.
L’étude utilise le principe de « déforestation incarnée » – concept qui permet d’associer la déforestation à la production d’un bien ou d’une marchandise ; ce principe permet ainsi d’estimer le taux de déforestation causé par la production de différents biens, services et matières premières importés dans l’Union européenne, toujours selon les données de la FAO.
On y apprend que bien que les surfaces forestières soient en augmentation nette dans l’Union européenne, celle-ci a « consommé » 10 % de la déforestation mondiale entre 1990 et 2008, soit 732 000 hectares par an via ses importations. Cette déforestation « importée » est à 60 % due aux denrées alimentaires que les pays membres importent des zones tropicales : 18 % pour le bétail et les produits carnés et 42 % pour les cultures destinées à l’alimentation humaine et animale. Parmi ces cultures, on retrouve le soja (60 %), l’huile de palme (12 %), le cacao (8 %), le café (4 %) et le caoutchouc naturel (3 %). En 2004, la déforestation « importée » par l’UE provenait à 48 % du Brésil, 9 % d’Indonésie, 5 % du Cameroun, 5 % d’Argentine et 4 % de Malaisie.
Le rapport technique aborde ensuite un bilan global, par pays et par cause de la déforestation. On y apprend que 239 millions d’hectares de forêts ont ainsi été coupés sur la période étudiée, majoritairement dans les zones tropicales ou subtropicales : 91 millions d’hectares en Amérique Latine, 73 millions en Afrique subsaharienne, 44 millions en Asie du Sud-Est.
L’agriculture est donc la première cause de déforestation mondiale, à hauteur de 24 % pour l’élevage et 29 % pour les cultures. Le rapport donne ensuite le détail de ces 29 % de déforestation dus aux cultures, en mettant en avant les productions qui participent le plus à la déforestation : le soja (19 %), le maïs (11 %), le palmier à huile (8 %), le riz (6 %) et la canne à sucre (5 %).
On refait le calcul
Selon ce document technique sur lequel s’appuie le rapport du Parlement européen, le palmier à huile représente donc 8 % de la déforestation imputée aux cultures. Au total, il s’agit donc de 8 % de 29 %, soit 2,3 % ou 5,6 millions d’hectares sur les 239 millions d’hectares de forêt perdus entre 1990 et 2008.
D’où vient alors ce chiffre de 40 % ?
Il faut pour cela regarder un peu plus loin dans le rapport technique – là où est analysée en détail la déforestation au Brésil et en Indonésie, deux pays où la perte en forêts fut la plus importante. En Indonésie, 25 millions d’hectares de forêt ont été perdus, dont 7,5 millions pour la production agricole. Sur ces 7,5 millions d’hectares, 2,9 millions correspondent aux plantations de palmier à huile, soit environ 40 % (à noter que le graphique présenté dans le rapport donne le chiffre 43 % pour la déforestation agricole).
Il s’agit donc bien de 40 % de la déforestation, mais uniquement celle causée par le secteur agricole et ce dans un seul pays, l’Indonésie, premier producteur mondial d’huile de palme.
L’infographie ci-dessus résume la manière dont cette information a été successivement reprise et déformée. L’information de départ provenant de la synthèse des données de la FAO, 40 % de la déforestation agricole indonésienne entre 1990 et 2008, a été transformée par le Parlement européen en 40 % de la déforestation mondiale, sans donner la période. Puis elle est reprise par Le Monde en précisant qu’il s’agit d’agriculture industrielle ou intensive, alors que la question des formes d’agricultures n’a jamais été abordée ni par le Parlement européen ni par les bureaux d’études auxquels il a confié la rédaction du rapport technique.
Pour une information solide
Notre préoccupation est que cette information érodée et déformée va directement façonner l’opinion publique. En outre, ce sont les rapports du Parlement européen qui orientent les priorités en termes de réglementation et de politiques publiques, ce qui est encore plus grave.
L’adoption de ce rapport par le Parlement européen a ainsi immédiatement suscité de vives réactions de la part de l’Indonésie et de la Malaisie, qui dénoncent des mesures discriminatoires et protectionnistes et annoncent des mesures de rétorsion économique.
Face à des pays producteurs qui défendront coûte que coûte la culture du palmier à huile – qu’ils considèrent comme un vecteur majeur de développement économique et d’éradication de la pauvreté –, l’Union européenne doit construire une argumentation solide. Mais en citant des chiffres déformés et hors contexte, le Parlement européen et les médias français s’exposent à la critique des pays producteurs.
Si nous souhaitons lutter efficacement contre la déforestation, il est nécessaire de s’appuyer sur des données fiables, partagées et attestées. Et il faut également accepter de considérer toutes les causes du phénomène.
Ce que disent les dernières études
Pour ce qui est de l’Indonésie, il existe en effet plusieurs études scientifiques bien plus récentes que le rapport technique commandé par la Commission européenne.
L’une d’entre elles, publiée dans la revue scientifique Nature Climate Change, montre bien que les pertes en forêts primaires n’ont cessé de s’accélérer en Indonésie (tout particulièrement sur les îles de Sumatra et de Bornéo) entre 2000 et 2012, passant de 200 000 à 800 000 hectares par an.
Pour ce qui est des causes de la déforestation, une autre étude portant sur la période 2000-2010 souligne la responsabilité de trois industries dans la déforestation en Indonésie : les plantations d’arbres pour la pâte à papier (12,8 %), les concessions forestières (12,5 %), les plantations industrielles de palmier à huile (11 %) et les concessions minières (2,1 %).
Cependant, la part imputable à l’huile de palme est plus grande sur l’île de Bornéo et également plus importante en ce qui concerne les tourbières (18,2 %). Les tourbières sont ces milieux naturels côtiers ou continentaux dans lesquels le carbone s’est naturellement accumulé durant des millénaires. Particulièrement sensibles aux incendies, les tourbières jouent un rôle massif dans les émissions de gaz a effet de serre lorsqu’elles sont exploitées. À ces chiffres il faut ajouter la part de déforestation directe et indirecte due aux petits agriculteurs, beaucoup plus difficile à évaluer.
La synthèse la plus récente concernant l’île de Bornéo dresse un bilan des pertes en forêt sur les 40 dernières années (dont 18,7 millions d’hectares de forêts primaires sur les 55 millions d’hectares que comptait l’île en 1973). Aujourd’hui, 7 millions d’hectares de plantations industrielles (palmier à huile et pâte à papier) sont implantées sur des zones qui étaient couvertes par de la forêt primaire en 1973. Cette étude insiste sur le fait que les liens entre plantations industrielles et déforestation ne sont pas toujours directs. À Bornéo, 25 % de la déforestation correspondent à une conversion directe en plantations (dans un délai de moins de cinq ans entre la déforestation et la plantation). Dans les autres cas, les forêts sont exploitées pour leur bois, de manière légale ou illégale, ce qui les fragilise et les expose à des incendies de plus en plus fréquents. Les zones déforestées ne sont pas immédiatement ni automatiquement mises en culture.
Les conclusions à tirer
On le voit – quelques mois après les diverses tentatives avortées de « taxe Nutella » –, les solutions durables ne sauront être apportées par la taxation différentielle, ni par l’interdiction d’importation de l’huile de palme. Elles vont demander des actions de terrain conjointes dans et avec les pays producteurs concernés, et la recherche en partenariat a un rôle fondamental à jouer dans l’acquisition partagée des connaissances indispensables à cet effort.
Les plantations agro-industrielles de palmier à huile ont une responsabilité réelle dans la déforestation. Mais cette responsabilité est partagée avec d’autres secteurs de l’économie indonésienne comme les industries papetières, les exploitations forestières et l’industrie minière.
L’augmentation de la fréquence de feux non contrôlés est également une cause majeure de dégradation des forêts de Sumatra et de Bornéo. Un responsable de l’ONG Bornéo Futures a d’ailleurs pris la parole à ce sujet en septembre 2015 dans les colonnes du Jakarta Globe. Il y affirmait que la lutte contre les feux de forêt reste inefficace parce qu’on refuse d’en considérer les véritables causes : les communautés locales et les petits agriculteurs qui sont à l’origine de la majorité des feux, car ils ne disposent pas des mêmes moyens que les agro-industries pour accéder à la terre.
Au-delà du fait d’encadrer les grandes concessions industrielles, il insiste sur l’importance de donner les moyens au gouvernement locaux de faire appliquer la loi auprès des petits agriculteurs et aussi de leur donner les moyens d’accéder à la terre sans recourir au brûlis, une pratique inefficace, polluante et dangereuse.
La définition de politiques publiques crédibles et efficaces pour encadrer un développement rural durable et respectueux des peuples et des espaces naturels du monde tropical engage des groupes d’acteurs divers aux intérêts souvent divergents. Elle impose de travailler sur des données exactes, prises dans l’ensemble de leur contexte et issues de sources vérifiables.