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« Objets cultes » : la trottinette

Un mélange de régression et d'ultra-modernité. Pexels / Artem Podrez, CC BY-SA

Voir du sens là où beaucoup ne voient que des choses : tel était le credo de Roland Barthes. Dans ses « Mythologies », recueil de 53 textes paru au milieu des années 1950, le sémiologue observe à la loupe le rapport des Français au steak frites, au catch ou aux jouets en plastique. Pour lui, les objets et les grands rendez-vous populaires révèlent à merveille l’esprit et les affects d’une époque. Aujourd’hui, ces objets ont changé, mais l’exercice n’a pas pris une ride et c’est Pascal Lardellier, professeur à l’université de Bourgogne, qui se penche avec gourmandise sur nos « objets cultes » de 2023. Aujourd’hui, on grimpe sur une trottinette ; !


Le « trottin », tel est le terme qui a donné naissance au mot trottinette. Le Littré en donne la définition suivante « jeune garçon, jeune fille qui fait les commissions, les courses dans un magasin ». Aujourd’hui, le mot ne qualifie plus la personne, mais l’objet grâce auquel se déplacent des urbains pressés, parfois par deux, et sans toujours faire grand cas de la sécurité des autres usagers. La trottinette se faufile dans les grandes villes et cristallise des enjeux environnementaux, politiques et sociaux.

L’invitée surprise de la modernité

Dans les années 1950, on imaginait que l’avenir serait fait de voitures volantes sillonnant les cieux des mégapoles. Mais nous voilà en 2023, et ce sont des trottinettes électriques qui strient les rues de nos villes. Comment sommes-nous passés d’un jouet rudimentaire au symbole d’une certaine modernité urbaine ?

La trottinette est l’invitée surprise de notre modernité nomade. On ne l’a pas vue venir… et d’ailleurs on ne la voit pas venir, au sens propre. Elle est furtive et presque silencieuse. Le design de l’objet a quelque chose d’enfantin, qui renforce son aspect de « jouet » : une plate-forme, un tube, un petit guidon. En trois lignes, même un tout petit enfant peut dessiner une trottinette. Le mot lui-même, avec son suffixe en « ette », renvoie à quelque chose de mignon, d’inoffensif, de régressif.

C’est un objet conçu pour des lieux où l’on manque d’espace. Elle s’escamote, elle se plie, on la prend avec soi dans le métro, au resto ou à la bibliothèque. Si on devait dresser un portrait contemporain de Mercure, le dieu de la communication, il aurait des oreillettes vissées dans les oreilles, un sac à dos de coursier et serait juché sur une trottinette, en lieu et place de ses pieds ailés.

Mercure est le dieu des voyageurs, des carrefours et des routes. Mais c’est aussi le dieu des voleurs. Et c’est vrai que la trottinette procède d’une infraction et d’une transgression. On s’affranchit allègrement du Code de la route, on slalome sur les trottoirs en mettant parfois les piétons en danger – et en se mettant en danger soi-même.

La jungle urbaine devient un terrain de jeu pour les adeptes de ce moyen de mobilité pas si doux que ça, finalement.

Une certaine posture

Se déplacer en trottinette, c’est aussi adopter une certaine posture.

On ne peut pas être avachis sur une trottinette : il faut se tenir droit, et tenir fermement l’objet parce que sinon, c’est la chute assurée. Cette posture volontariste cadre assez bien avec l’air du temps, avec une époque où on doit aller de l’avant, où la mobilité est forcément triomphante et où on ne peut pas être un laissé pour compte du nomadisme.

Cette trottinette, on la verrait bien, aussi, dans un film de Jacques Tati : Monsieur Hulot, animal urbain, se tient toujours très droit, au risque du ridicule. Il y a une sorte de décalage entre l’objet ludique, enfantin, et l’adulte à la verticale qui glisse sur le bitume.

La magie de la glisse

La trottinette, elle évoque aussi une autre figure mythique, ou du moins féérique : celle de Peter Pan. Elle est le moyen de transport des grands enfants qui ne veulent pas vieillir, et habitent un univers où le rêve et la réalité se confondent. D’ailleurs Peter Pan sait voler, mais aussi léviter, et lorsqu’on voit une trottinette arriver, quand le champ de vision est dégagé, on peut avoir l’impression que la personne surfe ou lévite véritablement. C’est l’irruption d’une forme de magie dans la ville. Autre prodige de l’objet : on ne voit pas son moteur. Je monte, et c’est parti, dans un sifflement à peine audible.

Cette toute petite planche avec ses toutes petites roues semble véritablement dotée de pouvoirs magiques, et renvoie à des univers fantasmés, où se côtoient la toute-puissance, l’innocence et la magie.

Gare aux « trottinertes »

Mais il est vrai que la trottinette ne vaut qu’en mouvement. Son supplément d’âme, sa nature, pourrait-on dire, sa raison d’être, c’est d’être mobile et de rouler. Et les piétons sont souvent excédés, en ville, de voir toutes ces trottinettes abandonnées, qui jonchent les trottoirs comme des insectes morts.

Les trottinettes sont devenues une grande cause pour des villes qui, effectivement, les voient mettre les piétons en danger et gêner la bonne circulation sur les trottoirs. Elles sont facilement abandonnées un peu n’importe où, en attendant qu’on vienne les chercher pour les recharger. La ville de Paris a d’ailleurs organisé une votation en avril dernier, et le couperet est tombé : le 1er septembre 2023, toutes les trottinettes électriques en libre-service devront avoir disparu des rues parisiennes.

Bienvenue dans l’ère de la « trottinerte » !

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