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Gare à vous si votre code ne fonctionne pas !

« Objets cultes » : le QR code

Voir du sens là où beaucoup ne voient que des choses : tel était le credo de Roland Barthes. Dans ses « Mythologies », recueil de 53 textes paru au milieu des années 1950, le sémiologue observe à la loupe le rapport des Français au steak frites, au catch ou aux jouets en plastique. Pour lui, les objets et les grands rendez-vous populaires révèlent à merveille l’esprit et les affects d’une époque. Aujourd’hui, ces objets ont changé, mais l’exercice n’a pas pris une ride et c’est Pascal Lardellier, professeur à l’université de Bourgogne, qui se penche avec gourmandise sur nos « objets cultes » de 2023. Aujourd’hui, pleins feux sur le QR code et autres passes !


Dans notre société, pour accéder aux biens et aux services, il faut avoir les codes, au propre et au figuré. Un QR code, un digicode, un mot de passe, un code barre ou une carte magnétique… Nous vivons dans le monde du « bip » qui signe la validité de nos différents passes et par extension semble qualifier notre validité sociale. Et nous sommes honteux à la gare, quand un bruit disgracieux et un peu ridicule nous disqualifie publiquement en attirant l’attention sur nous, car « pass invalide ».

Aujourd’hui, on se penche sur les barrières invisibles et sur la façon dont nous passons d’un espace à un autre.

Des sésames indispensables

La pandémie de Covid-19 a mis un coup d’arrêt à la fluidité de notre circulation mondialisée. Mais paradoxalement, on n’a jamais eu autant besoin de sésames. Partout, il faut montrer patte blanche : pass sanitaire pendant plusieurs mois de pandémie, mais aussi pass pour accéder aux transports en commun, QR Code pour prendre le train, pour assister à un match ou un spectacle. Notre rapport au monde est niché dans notre smartphone. C’est lui et son arsenal de codes qui autorise nos déplacements, valide nos entrées, nous permet plus encore que notre visage « d’être reconnu ».

Nous passons désormais de borne en borne, avec à la clé un son qui fait penser à un jeu vidéo : c’est la gamification de la société. Le bruit favorable intervient comme une récompense –, on ressent un micro-soulagement quand le portique s’ouvre pour accéder à notre TGV. Mais quand ça ne marche pas, le stress nous gagne.

L’ostracisme à Athènes désignait ceux qui n’avaient plus le droit d’appartenir à la Cité. Or on sait que pendant la pandémie, sans pass sanitaire, on ne pouvait quasiment pas avoir de vie sociale. Celui qui refusait le vaccin, qui refusait de jouer le jeu, de la protection collective devenait intouchable. Alors quand on ne « passe pas », c’est comme si on n’avait pas de place légitime dans la communauté. Il y a une grande violence symbolique derrière ces pass et ces codes.

Leur démultiplication est typique d’une société du capitalisme de surveillance. Nous avons intégré l’idée du contrôle permanent de nos déplacements et de nos actions. Est-ce qu’il s’agit simplement une surveillance qui a changé de forme ? Il y a tout de même une accentuation et une accélération de ces dispositifs qui nous épient, nous autorisent, nous valident ou nous interdisent.

Un système binaire

Dans un tel système, la porosité tend à disparaître. La négociation avec des humains pour plaider un oubli ou une défaillance a quasiment disparu.

On entre ou on n’entre pas, mais il n’y a rien entre les deux.

Une publicité récente pour une banque met cela en scène de manière parodique. On y voit un jeune homme, un bandage autour de la main, qui essaie de passer un portique. Il ne peut pas utiliser la reconnaissance de ses empreintes digitales pour entrer. Alors il cherche à s’adresser à une femme, mais il découvre que c’est un hologramme. Ce que nous dit cette publicité, c’est que les relations humaines sont de plus en plus invalidées. Sur un quai de gare, c’est la machine qui permet d’entrer sur le quai. Le contrôleur n’est là que pour vérifier que votre billet est valide ou pas. Si je me trompe de billet je dois prendre le train suivant, même si le train qui est à quai est presque vide…

Il y a aussi une forme de bêtise dans ce système, et une réduction de nos libertés, tant ces dispositifs du pouvoir régissent véritablement notre vie. Nous devenons aussi des despotes pour nous-mêmes avec ces mots de passe qu’il faut retenir, ces contraintes multiples. Ou alors on délègue cette mémoire à la machine, en l’externalisant. Mais gare en cas de panne, de perte : totalement amnésiques, nous devenons impuissants ; et rejetés « à l’extérieur », impitoyablement.

Le pass nous impose enfin une forme d’impatience dans les rapports sociaux, et nous invite à juger ceux qui « n’ont pas les codes ». Plus de pause temporelle pour échanger, discuter, sourire : on supporte mal d’être entravé dans notre fluidité et dans nos déambulations. On le voit à l’embarquement du TGV. Quand quelqu’un devant nous n’arrive pas à passer son pass, on change de borne, on se dit « mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’elle/il fait ? » Ces micro-inerties nous excèdent, car elles ralentissent le flux, rompent le flot.

En sociologie, on parle volontiers d’avoir les codes et finalement, ça n’a jamais eu autant de sens qu’aujourd’hui. Ces codes, ils étaient sociaux, vestimentaires, linguistiques. Désormais ils sont avant tout froidement informatiques.

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