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Une kylix attique datant du Ve siècle av. J.-C., exposée au Musée national de Berlin, montre les invités d'un symposium (un banquet) buvant du vin.

Oligarques et oligarchie, de la Grèce antique à la Russie de Poutine

C’est en 2022, quand les Russes ont attaqué l’Ukraine, que le terme d’oligarques a surgi comme jamais dans l’actualité médiatique : pour faire pression sur le Kremlin, les puissances occidentales ont décidé de saisir les biens des oligarques russes qui se trouvaient sur leurs territoires respectifs. De fait, cela fait plusieurs décennies que le mot est le plus souvent employé à propos de la Russie postsoviétique : il désigne des milliardaires qui ont bâti leur fortune sur les ruines de l’Union soviétique grâce à la complicité du Kremlin.

Les analystes distinguent parmi eux deux groupes successifs. Dans les années 1990, d’abord, un petit nombre d’hommes a profité des privatisations pour mettre la main sur l’appareil de production à des conditions privilégiées et, tout en restant dans l’ombre, ces individus ont fortement influencé les choix du pouvoir. Au contraire, à partir des années 2000, la petite minorité qui s’enrichit grâce à l’appareil d’État jouit certes d’un pouvoir économique colossal, mais ne doit plus se mêler des décisions politiques, qui sont du seul ressort de Vladimir Poutine.

Le mot désigne donc un petit groupe, une élite de l’argent bien spécifique, qui détient une forme de pouvoir, même si celui-ci n’est pas directement politique et officiel, mais plutôt économique et fondé sur la connivence avec les dirigeants. Même péjoratif, le terme a un sens objectif, car les personnes qu’il désigne ont des caractéristiques relativement bien définies.

Il n’en va pas de même d’autres emplois récents de cette famille de mots. En ces débuts de XXIe siècle, « oligarchie » a aussi connu un regain de faveur dans la rhétorique journalistique et politique française, pour critiquer cette fois la démocratie telle qu’elle est ou pour invectiver l’adversaire politique. Le mot sert parfois à désigner de manière polémique la classe dirigeante ou un groupe composite aux contours plus flous, que ce soit en France ou dans d’autres démocraties.

À vrai dire, Jaurès l’employait déjà dans l’éditorial du premier numéro de L’Humanité (1904). Il y dénonçait « l’antagonisme des classes », « la lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat » qui divisait l’humanité : l’oligarchie était sous sa plume la classe minoritaire et économiquement dominante.

Plus confus est le sens donné au terme dans la rhétorique politique à partir des années 2010. Le meilleur témoin en est la campagne présidentielle française de 2017, où les candidats et leurs représentants l’ont employé tour à tour pour dénoncer l’adversaire politique contre lequel ils entendaient mobiliser les électeurs : Jean-Luc Mélenchon, dont le parti « La France insoumise » fustigeait déjà « l’oligarchie » depuis quelques années, fut alors la star d’un jeu vidéo, « Fiscal Kombat » – le premier d’une série de jeux vidéo engagés, inspirée de la série de jeux « Mortal Kombat », développée par le Discord insoumis, un groupe de bénévoles proches de La France insoumise – dans lequel il partait à la chasse aux « oligarques de la Finance ». Parmi ces derniers figuraient aussi bien l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, l’ancien ministre de l’Économie et candidat Emmanuel Macron, que le président du Medef Pierre Gattaz ou Liliane Bettencourt, qui était alors la femme la plus fortunée de France.

Dans l’entre-deux-tours, ce fut à Marine Le Pen, à l’extrême droite, de reprendre ce terme contre son concurrent Emmanuel Macron : « Il est le candidat de l’oligarchie et je suis la candidate du peuple ». Dans sa bouche, cependant, le mot prit un contenu singulier, puisqu’à ses yeux « cette oligarchie » passait « par la CGT, les partis comme le Parti socialiste et Les Républicains, le président de la Commission européenne, les patrons de presse, les éditorialistes, l’UOIF (Union des Organisations islamiques en France) » (TF1, 25 avril 2017).

Une affiche des Jeunesses Communistes (JRCF), août 2022 : « La paix est rouge. À bas la guerre de l’OTAN, de l’UE et des oligarques contre les travailleurs »).

Quant au porte-parole d’Emmanuel Macron, Benjamin Griveaux, il n’hésita pas à répliquer le jour même que Marine Le Pen était « la candidate de l’oligarchie et de la famille Le Pen », « l’incarnation de l’héritage en politique », soulignant qu’elle et les cadres du Front national pouvaient difficilement parler au nom du peuple quand ils n’avaient jamais travaillé (RTL)… Il est difficile de reconnaître une fonction descriptive à un terme aussi galvaudé par une confusion aux antipodes de la notion d’origine.

Retour aux sources

Le terme d’oligarchia est né en Grèce il y a plus de 2 400 ans. Comme son dérivé moderne, il implique que le pouvoir (archè) est exercé par un petit nombre (oligoi) d’hommes et que ces hommes se distinguent par leur richesse. C’est aussi le plus souvent un terme péjoratif, le petit nombre impliquant l’exclusion du grand nombre.

Mais les ressemblances s’arrêtent là : les « oligarques » modernes n’ont pas un caractère institutionnel. Ils n’assument pas nécessairement de fonction politique. Ils ont souvent un pouvoir indirect, qu’ils exercent grâce à leur fortune. Si le mot est polémique, c’est qu’ils passent pour usurper ce pouvoir, y compris dans des sociétés qui se disent démocratiques et qui le sont parfois du point de vue des institutions.

Dans la Grèce antique, au contraire, l’oligarchie est un type de régime politique et les oligarques sont ceux qui exercent le pouvoir institutionnel dans une cité l’ayant adopté. Ou bien, ce sont, à l’intérieur d’une cité démocratique, les partisans d’un régime oligarchique. L’oligarchie est l’un des trois grands régimes que les Grecs distinguent dès avant Aristote en fonction du nombre de ceux qui exercent la souveraineté : entre la monarchie et la démocratie, elle occupe la position médiane. Elle est la moins connue de la postérité, alors qu’elle était omniprésente dans le monde grec classique (Ve-IVe siècle), à l’époque tant vantée de Périclès et de la démocratie athénienne : les centaines de cités, qui avaient chacune leurs propres institutions, se répartissaient alors pour l’essentiel entre oligarchies et démocraties. L’antique Marseille ne fut jamais qu’une oligarchie.

Des systèmes politiques opposés

Concrètement, les deux systèmes se distinguent d’abord par leur idéologie : l’oligarchie affiche la conviction que la multitude des pauvres manque de sagesse, voire qu’elle aspire à une politique de classe, et qu’il faut réserver le pouvoir à une minorité qui, grâce à sa fortune, dispose du loisir et de l’éducation nécessaires à la délibération politique et peut servir sa cité sur le plan militaire et financier.

La démocratie suppose, au contraire, que tout citoyen peut prendre part à la vie politique et y apporter sa contribution, quelle que soit sa fortune.

Dans la pratique, la démocratie admet tous les citoyens mâles dans le corps politique, avec le droit de participer activement aux instances de décision et de contrôle des acteurs majeurs. L’oligarchie, au contraire, réserve les droits politiques à une minorité parmi les citoyens, aux oligoi ou « peu nombreux », généralement distingués par leur fortune, qui se démarquent ainsi des autres membres du corps civique, réduits à la passivité. Les citoyens actifs sont seuls à accéder au Conseil, qui détient l’essentiel du pouvoir, sans contre-pouvoir ni contrôle populaire, voire sans limitation de durée.

Ainsi, en Grèce, l’oligarchia ne désigne pas une classe, mais un régime. Sous ce régime, les oligarques (oligoi) ne sont pas seulement une classe sociale, mais aussi un groupe politique, qui détient officiellement le pouvoir. Dans une démocratie, les oligarques ne désignent pas tant une classe sociale, celle des riches, que ceux qui, parmi eux, sont hostiles à la démocratie et rêvent d’un régime qui leur réserverait le pouvoir. Jamais les riches citoyens qui exercent des fonctions politiques d’influence sous la démocratie, tel le stratège Périclès, ne sont assimilés pour cela à des oligarques, à moins qu’on n’entende les accuser de vouloir changer de régime.

De fait, il ne faut pas s’imaginer un tableau statique, un monde grec divisé une fois pour toutes en cités démocratiques et oligarchiques. Au sein de chaque cité, la révolution est toujours possible, mais aussi la guerre civile entre partisans de l’un et de l’autre régime. À l’époque classique, c’est par centaines que se comptent les affrontements sanglants entre oligarques et démocrates.

Une menace pour la démocratie

Malgré la profondeur de ses racines, la démocratie athénienne ne put elle-même esquiver la menace. Elle fut deux fois renversée par des oligarques. En 404 avant notre ère, le régime des Trente déboucha même sur une guerre civile avec les démocrates, qui se battirent des mois durant pour rétablir la souveraineté populaire.

Ces « Trente Tyrans » s’étaient emparés du pouvoir à la faveur de la défaite d’Athènes face à Sparte, avec le soutien de l’ennemi. Ils ne tardèrent pas à se réserver les pleins pouvoirs, mettant fin à toute liberté, spoliant citoyens et étrangers, éliminant toute forme d’opposition à coups d’intimidations, d’exécutions et d’expulsions.

De l’histoire antique ? Sans doute, mais à 23 siècles de distance, en 1945, l’historien Jules Isaac publiait aux Éditions de Minuit, sous le pseudonyme de Junius, Les Oligarques. Essai d’histoire partiale. Achevé en 1942 dans la clandestinité, ce livre contait la manière dont les oligarques avaient à Athènes profité de la défaite militaire de leur cité face à Sparte pour y renverser, en s’appuyant sur l’ennemi, un régime démocratique qu’ils exécraient. Les ressemblances avec le contexte de rédaction allaient tellement de soi que l’auteur se contenta de les suggérer : c’était grâce à la défaite face à l’Allemagne non démocratique que des antidémocrates français, des oligarques modernes, avaient imposé le régime de Vichy avant de collaborer avec un ennemi utile à leur projet.

L’historien avait ainsi décelé entre passé grec et présent vécu des analogies frappantes et pertinentes et l’on ne peut exclure qu’un tel schéma se reproduise à l’avenir. Les emplois actuels d’oligarchie et d’oligarque présentent des ressemblances beaucoup plus partielles, voire accessoires, avec l’original grec : ils gardent certes la force polémique des emplois antiques et supposent aussi un lien entre pouvoir et fortune, mais ce lien est non institutionnel, variable et souvent flou. Si leurs usagers se réfèrent parfois à l’étymologie et aux emplois grecs, cela ne doit pas nous abuser sur l’identité des idées et pratiques, quelle que soit la contribution des Grecs à la pensée politique occidentale.

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