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Fabienne Swiatly et « Mon chéri » Récit'Chazelles, Vincent Conrad, Fourni par l'auteur

« On the Road Again » : cartographie littéraire de l’écrivaine Fabienne Swiatly

Poétesse, novelliste et romancière, Fabienne Swiatly a construit un univers qui plonge dans le quotidien, interroge les frontières de langues et de classes sociales, se préoccupe des invisibles, des « gens de peu ». Née en Moselle, d’une mère allemande et d’un père polonais, elle se définit comme une fille des aciéries et de langue allemande, des bleus de travail et de la soudure, des ouvriers exploités, du zéro en dictée. Elle vit dans la Creuse et ailleurs, sur les routes de France à bord de son fourgon aménagé baptisé « Mon Chéri » car selon elle : « il est joyeux de pouvoir dire : Mon chéri m’attend sur le parking ».

Reçue durant deux mois, au sein du dispositif Récit’Chazelles, résidence d’auteurs francophones et européens incluant un laboratoire hors les murs, l’écrivaine nomade a conçu à Scy-Chazelles, un projet littéraire sur la route de son enfance, de ses origines, d’un territoire quitté à la hâte à réinterroger, réapprivoiser : cartographie du souvenir (« ici, c’est où ? »)

Road novel, nomadisme en fourgon et mémoire des lieux

La démarche créative de Fabienne Swiatly, marquée par la mobilité, convoque deux grandes traditions littéraires. D’abord celle de la littérature viatique, du récit de voyage en tant que cartographie littéraire, c’est-à-dire « la nécessité d’un regard de l’intérieur pour découvrir l’autre », à partir d’un parcours géographique, d’un déplacement progressif le long d’une ligne inscrite dans l’espace.

Elle convoque aussi la tradition nord-américaine de la littérature d’errance, du roman de la route immortalisée notamment par Jack Kerouac avec On the Road (1957) qui correspond à l’émergence du « road novel » après la Seconde Guerre mondiale. Ce genre se caractérise par la reconstitution des événements du voyage en automobile au moyen d’un récit de vie ; le mouvement dans l’espace structure alors les aléas d’une existence humaine et leur donne sens.

Cette résidence s’avère pour elle comme un cheminement, une réflexion ancrée dans un territoire qui est aussi celui de son enfance et adolescence. La notion de cartographie qui sert de matrice à son récit est intimement liée à cette idée d’itinérance, de déplacement, de (re) découverte des lieux et de soi. Il s’agit de retracer un chemin de vie, analyser un territoire pour mieux le comprendre, et saisir ce qui fait notre appartenance à celui-ci, ce qui le fixe dans notre mémoire. L’idée de cartographie renvoie elle aussi au voyage, à la découverte, à l’exploration, de soi et du monde selon Italo Calvino :

« Le premier besoin de fixer les lieux sur la carte est lié au voyage : c’est le mémento de la succession des étapes, le tracé d’un parcours. […] La carte géographique, en somme, tout en étant statique, présuppose une idée de narration. »

Enfin, on perçoit l’évocation du souvenir, l’annonce d’un retour dans un lieu connu, une volonté de partager ses souvenirs, d’en créer de nouveaux, de les mettre en résonance avec les lieux du passé et ceux d’aujourd’hui, comme elle l’affirme :

« Croiser des gens et rencontrer une personne. Leur poser la question : C’est où ici ? Confronter mon regard, mes souvenirs, mes impressions à ceux et celles qui vivent au présent les endroits que j’ai connus dans le passé. Leur proposer un temps d’échange et/ou d’écriture. Poser des mots, des phrases et donner un contour nouveau à ma géographie. »

Si la carte fictive tend à se substituer à la géographie réelle, la carte mentale de Fabienne Swiatly entre construction, imagination et invention du monde tend à superposer au monde extérieur une topographie personnelle des lieux revisitée par la mémoire et l’immersion sur les territoires : « La poésie ne sauvera pas le monde mais parfois, elle nous lave des pensées trop sombres », dit-elle.

« Fensch vallée » : littérature mobile immersive et intime

Cette plongée immersive dans la vallée de la Fensch (la vallée du fer) et de son « obsession usine » au cœur du bassin sidérurgique bouscule l’intériorité de l’écrivaine, multipliant les réminiscences, les perspectives entre attraction et rejet des lieux, comme en témoignent les chroniques du blog résidentiel entremêlant photo et texte, tout comme celui de son périple :

« Souvent j’inventais une histoire me concernant et celle qui revenait le plus souvent, faisait de moi la parolière de Bernard Lavilliers. Mes interlocuteurs semblaient y croire. Je m’exprimais bien et puisais de l’assurance dans le souvenir d’un moment partagé dans la loge du chanteur aux épaules larges et à la voix puissante. Lui aussi aimait le buffet de la gare de Metz et réinventait son passé à l’aune de ses chansons. Je connaissais par cœur les paroles de “Fensch vallée” :

“Viens, petite sœur au blanc manteau

Viens, c’est la ballade des copeaux

Viens, petite girl in red blue jean

Viens, c’est la descente au fond de la mine…”

Quand derrière les vitres de la gare, le jour annonçait l’heure, je reprenais le chemin du lycée[…] Je restais mystérieuse quant à ces virées nocturnes, ne parvenant pas à expliquer mon besoin de dériver seule dans les espaces publics, de tester ma tolérance à la solitude, essayant maladroitement de nommer le monde qui m’entourait.

Mosellane je suis et ce territoire traverse plusieurs de mes écrits, même si pendant longtemps j’ai rejeté cette appartenance, jusqu’à gommer l’accent de mon parler. »

Sur le blog de la résidence. Récit’Chazelles, Fabienne Swialty et Eric Rebmeister, Fourni par l'auteur

En écho à d’autres auteurs adeptes du road novel (Christian Oster, Peter Handke, l’œuvre de Fabienne Swiatly offre ainsi un regard décalé sur un territoire qui revisite, à travers le récit toujours en mouvement, à la fois une quête des origines et le cheminement personnel de l’écrivaine.

Une « travailleuse du texte »

Avec une écriture ciselée, percutante, Fabienne Swiatly cherche à faire entendre la complexité, rend compte des silhouettes masculines (Du côté des hommes, donne la parole aux femmes (Elles sont au service qu’on dit invisibles (caissières, auxiliaires de vie, prostituées…) et fait écrire les autres (prison, hôpital, festival, école) afin de mieux comprendre le monde qui nous entoure avec un souci constant de l’autre et de la transmission :

« Entendre leur voix, partager leur regard sur les lieux du vivre ici, l’Université – Entrer en résonance avec leur imaginaire, leur savoir, leurs tâtonnements ont quelque chose de précieux pour mon propre travail […] Quel chemin parcouru depuis les années 80 où des pontes de la littérature s’exclamaient : Écrire ne s’apprend pas ! Et j’ai toujours eu comme réponse triviale : « Mon cul, oui ! » Depuis la littérature se partage, s’expérimente, permet de penser et n’a pas toujours à se figer dans un livre.[…]Parmi tous les passeurs de la littérature que je connais, ceux et celles qui vont dans les écoles, les bibliothèques, les prisons, les hôpitaux, les centres sociaux, nombre entre eux souvent issu·e·s d’un milieu populaire. Elles et ils n’ont pas oublié, qu’un jour, un livre, des livres leur ont élargi l’horizon, donné une ossature à leur imaginaire, offert d’autres possibles à leur destinée. »

Une autrice qui se définit comme travailleuse du texte. Maison R. Schuman (MRS), Antony Picoré, Fourni par l'auteur

Durant sa résidence, celle qui se définit comme une « travailleuse du texte » a poursuivi sa quête de passeuse auprès de divers publics (école, collège, université, librairie, bibliothèques, musées) et rend possible le partage, en tout cas ce passage vers la démocratie culturelle, en offrant un accès à la réalité du monde par le biais de la participation active des individus, comme ont pu le montrer les fondateurs de l’anthropologie culturelle (Franz Boas, Edward Sapir, Bronislaw Malinowski).

En conclusion, après son expérience immersive achevée, Fabienne Swiatly avoue avoir « ouvert les yeux sur d’autres paysages que celles des usines et de l’industrie du passé […] à la rencontre d’un territoire plus rural, plus beau que ce que je pensais […] Parfois la mémoire nous colle des œillères », que la création littéraire aide parfois à dépasser.

À la suite des fictions de Joël Egloff, Fabienne Jacob, Lilyane Beauquel, Maria Pourchet ou encore Nicolas Mathieu, on peut se demander si la Lorraine n’est pas en passe de devenir un territoire romanesque propice à une ré-invention des lieux tus sous la plume de ces arpenteurs des marges, des lisières et des frontières.

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