Une bonne nouvelle en ce début d’année : la place centrale que tient l’enseignement dans le débat public avec un ministre de l’éducation nationale qui lance une réforme du baccalauréat et s’adjoint un Comité scientifique présidé par Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France. Côté enseignement supérieur, Frédérique Vidal, indiquait lors de son audition au Sénat en juillet 2017, vouloir développer la recherche sur l’éducation, en particulier grâce aux sciences cognitives. Mais sans toutefois préciser si des liens seraient établis avec les disciplines académiques autres que celles de l’éducation.
Des disciplines essentielles aujourd’hui
Les sciences cognitives étudient les processus mentaux et les mécanismes neurophysiologiques qui nous permettent de construire nos connaissances : la perception, la mémoire, l’attention, l’imagerie, le raisonnement, la communication. Les sciences cognitives étudient également l’engagement dans l’action : la planification et l’exécution de l’action. La connaissance s’appuie donc sur des mécanismes qui permettent une expérience consciente.
Neurosciences, neuropsychologie, psychologie comparée, psychologie cognitive, psychologie du développement, linguistique, logique, intelligence artificielle, philosophie, psychologie sociale et anthropologie… une longue liste de sciences qu’il est impossible pour un individu de maîtriser mais dont le développement et la diffusion notamment dans l’éducation devient primordiale.
Des voix divergentes s’expriment sur l’éventualité d’une future domination de l’homme par la machine. Sans verser dans les travers de la futurologie et de la tentation de positions très tranchées, on peut affirmer que le rôle des machines va s’intensifier. On pourrait alors se dire : pas besoin d’approfondir notre connaissance des sciences de la connaissance et donc du cerveau. Après tout, on a fonctionné (peut-être pas si mal) avec une connaissance (très) limitée jusqu’à présent et les machines réaliseront une partie de nos tâches parmi les plus pénibles.
Mais ce sont justement ces changements d’environnement et nouvelles interactions qui rendent essentiel le besoin d’approfondir notre connaissance des sciences de la connaissance. À l’heure où d’aucuns annoncent notamment, sous l’impulsion de l’intelligence artificielle, la fin du savoir et de l’enseignement tels que nous les connaissons, les enjeux des sciences cognitives pour l’éducation et plus particulièrement pour l’enseignement supérieur deviennent primordiaux.
Au passage, on peut s’étonner d’une sémantique française spécifique : éducation avant le bac et enseignement supérieur après. Comme si les finalités divergeaient. Les Anglo-saxons font plus simple : education et higher education.
Pour la formation supérieure, aussi
Les ouvrages sur l’intelligence artificielle, le transhumanisme se multiplient et plusieurs sont devenus des best-sellers comme La Guerre des intelligences de Laurent Alexandre. Le succès mondial, plutôt inattendu au départ, d’Une brève histoire de l’humanité de Yuval Noah Harari montre une appétence forte pour mieux comprendre qui nous sommes en tant qu’Homo Sapiens et comment nous pourrions évoluer avec un dessein orchestré par la recherche scientifique.
Malgré cet intérêt, les sciences cognitives ont jusqu’à présent peu infusé les pratiques d’enseignement pour les formations supérieures françaises qu’il s’agisse des Universités ou des Grandes Écoles. L’académisme continue à être largement privilégié. Pas de connotation négative dans cette expression mais les pratiques pédagogiques restent souvent (mono)-centrées sur les disciplines et les connaissances attachées même si l’hybridation, et la reconnaissance d’un besoin de transversalité, prend de l’ampleur.
Est-ce un défaut de connaissance et de formation des enseignants-chercheurs ? Probablement. L’importance de la formation des enseignants-chercheurs à l’innovation pédagogique est largement partagée par les Universités et les Grandes Écoles, et les initiatives de formation plus importantes que la perception commune. Pour autant, la connaissance et la diffusion des dernières avancées dans le champ des sciences cognitives restent limitées.
Les étudiants ont une bonne compréhension du corps humain et une pratique régulière d’exercice physique. À l’instar de leurs professeurs, le cerveau, son fonctionnement et la manière dont la connaissance se forme restent souvent des inconnus pour eux. Si on faisait un test, combien d’enseignants-chercheurs seraient capables de citer les 8 (et demi) formes d’intelligence de Gardner (N.B. intrapersonnelle, interpersonnelle, kinesthésique, linguistique, logico-mathématique, musicale, spatiale, naturaliste, existentielle).
Cette typologie est critiquée mais il faut lui reconnaître le mérite de mettre en évidence la pluralité de l’intelligence et d’avoir stimulé de nouveaux travaux sur les formes d’intelligence comme la théorie triarchique de l’intelligence (analytique, créative ou synthétique, pratique) de Robert Stenberg.
N’avons-nous pas tendance à calquer notre propre modèle cognitif sur nos apprenants ? Oui très certainement pour la majorité d’entre nous. Il est naturel de rester dans sa zone de confort cognitive mais un groupe d’étudiants représentera une variété de profils cognitifs. Le renouvellement des pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur a fait lever le verrou d’une position dominante du professeur et d’une monotonie du mode d’apprentissage.
Maîtriser la production de connaissances
L’étape suivante, dans un monde où d’autres formes d’intelligence que l’intelligence humaine se développent, est de bien comprendre mutuellement (étudiants et enseignants) comment nous apprenons et créons de la connaissance (dont des connaissances créatives).
Il n’y a que des avantages à comprendre, par exemple, pourquoi il est contre-productif de maintenir des durées de cours ou des postures corporelles incompatibles avec la capacité d’attention du cerveau et comment la fatigue, le manque de sommeil (que nous avons culturellement en France tendance à valoriser) ou autres font barrière à la cognition. Et à l’inverse comment l’apprentissage progresse s’il se situe dans un contexte propice.
Face aux machines, quelle est la force de l’homme ? Si la réponse principale est sa capacité à créer, nous ne pouvons plus faire l’économie d’une formation à l’apprentissage pour tous (enseignants et étudiants) comme base solide pour ensuite aller vers les enseignements académiques.
Les sciences cognitives enrichissent les autres sciences
Les sciences cognitives sont également source d’enrichissement des disciplines académiques. Prenons l’exemple de sciences de gestion et économiques. Hervé Laroche et Jean‑Pierre Nioche ont dès 1994 interrogé l’apport des sciences cognitives à la stratégie d’entreprise en indiquant que « l’une des clés du processus stratégique, peut-être la seule, réside dans la pensée des dirigeants, dans ses mécanismes ».
De son côté, l’économie cognitive, nouvelle venue de la dernière décennie, étudie les croyances et les raisonnements des acteurs économiques dans un environnement d’interaction dynamique.
Oser les sciences cognitives dans l’enseignement supérieur, c’est simplement prendre le risque d’un apprentissage plus épanoui et plus porteur de créativité et de meilleure compréhension des phénomènes que nous observons, analysons et enseignons.