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Où en est le désamour des Français vis-à-vis de l’Europe ?

Le Président Macron à Bruxelles, le 22 mars 2018. Ludovic Marin/AFP

Reportée en raison des attentats terroristes de Trèbes du 23 mars dernier, la « grande marche européenne » souhaitée par Emmanuel Macron et LREM doit débuter ce samedi 7 avril et durer six semaines. Elle ambitionne de permettre, en France et dans les autres pays de l’UE, un vaste débat public sur l’Europe, dans la perspective des élections européennes de 2019.

Calée sur le modèle de l’autre « grande marche », celle qui avait permis au mouvement politique d’Emmanuel Macron de poser les bases de son programme, le projet de cette nouvelle « marche » s’en différencie sur deux points essentiels :

  • d’une part, la « grande marche européenne » n’est plus seulement portée par le mouvement politique fondée par Emmanuel Macron, mais devient une politique publique (le conseil des ministres du 14 mars en a fixé les modalités pratiques d’organisation) ;

  • d’autre part, elle s’étend à 26 pays de l’Union européenne qui, à l’exception du Royaume-Uni et de la Hongrie, ont favorablement répondu à la proposition d’Emmanuel Macron.

Consultation du peuple et opération de persuasion

Pour la version française de la « grande marche », le gouvernement souhaite garantir la pluralité des moyens d’expression et des points de vue, la neutralité de son rôle (une tâche qui va se révéler fort complexe) et le contrôle du dispositif par un « comité de surveillance » au sein duquel les partis politiques seront représentés. Enfin, une « restitution » de ces consultations est prévue en France et à l’échelon européen lors du Conseil européen de décembre 2018. L’objectif est de préparer ainsi les débats publics en vue des élections européennes de 2019.

Sur le papier, ce bel objectif ressemble à une « grande délibération » nationale et européenne, souhaitant donner vie au mythique « espace public européen ». Il faut néanmoins remarquer que ce n’est pas la première fois que des « consultations citoyennes » auront lieu sur les questions européennes, que l’Union européenne dispose déjà d’une vaste enquête sur échantillons représentatifs conduite deux fois par an depuis le début des années 1970 dans tous les pays membres et candidats (l’Eurobaromètre) et que la recherche académique sur la question du « déficit démocratique européen » produit chaque année des kilomètres de données et de résultats.

On ne manque en fait ni de données empiriques ni d’analyses sur la question européenne, et nos gouvernements disposent déjà de tout. Potentiellement, le talon d’Achille de la « grande marche » est, d’ailleurs, le mélange entre dispositif d’analyse des opinions, consultation du peuple et opération de persuasion politique.

Une France partagée entre indifférence et inquiétude

L’une des principales difficultés réside en réalité dans le postulat implicite que les citoyens, mal informés sur l’Europe, ne peuvent qu’être rassurés et davantage positifs à l’issue de la « grande marche ».

Journée de l’Europe à Strasbourg, en 2009. Francois Schnell/Wikimedia, CC BY

Le recours aux grandes séries de données produites par la recherche académique ou analysées par les chercheurs est ici fort précieux (citons, par exemple, la European Social Survey ou encore l’Eurobaromètre). Elles enregistrent depuis plusieurs années, pour la France mais pas seulement, une forme de « désamour » pour l’Europe. La légitimité d’une Union européenne qui semble en panne face aux grandes crises économiques et migratoires est plutôt mise à mal dans de nombreux pays et pas seulement ceux qui ont porté des forces populistes au pouvoir.

La France en est l’exemple prototypique : alors que Marine Le Pen a été nettement battue par Emmanuel Macron, l’Eurobaromètre 88 (réalisé six mois après) enregistre la profondeur des clivages et des fractures qui s’expriment lorsque le point de vue des Français est sollicité sur l’Europe. Leur doute prend parfois l’habit de l’indifférence et de l’ambivalence sur les questions européennes, mais il est souvent drapé dans l’inquiétude et l’incompréhension.

Parmi les six pays les plus négatifs

On observe ainsi qu’en France le soutien à l’Europe est inférieur, et souvent nettement, à la moyenne des pays européens : alors que 68 % des Européens pensent que « leur pays a bénéficié de son appartenance à l’Union européenne », c’est le cas de seulement 58 % des Français. 57 % des Européens pensent aussi que l’appartenance de leur pays à l’UE est « une bonne chose », contre seulement 51 % en France.

Si d’autres indicateurs font exception, cela ne traduit jamais un soutien très appuyé à une demande d’intégration européenne. On a réalisé une analyse statistique permettant de résumer plusieurs de ces indicateurs (cette analyse a été réalisée par des méthodes factorielles et ses résultats sont disponibles sur demande auprès de l’auteur). On dispose ainsi d’un thermomètre qui va du soutien le plus faible au soutien le plus élevé à l’intégration européenne. On a ensuite rangé les pays européens le long de ce thermomètre.

La France se situe dans le groupe des quatorze pays que l’on peut qualifier de moins favorables à l’intégration européenne, mais surtout parmi ces quatorze elle se situe dans le bloc des six pays qui sont les plus négatifs, en compagnie de la République Tchèque, du Royaume-Uni, de la Grèce, de l’Italie, de l’Autriche !

Fracture sociologique sur l’Europe

Ces tendances sont d’ailleurs largement confirmées par l’Enquête sociale européenne (ESS) de l’automne 2016, qui montre également des signes très mitigés voire clairement négatifs sur l’état de l’opinion en France sur l’Europe. De même, le Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF réalisé en décembre 2017 indique que seuls 32 % des Français déclarent avoir confiance dans l’Union européenne.

En septembre 2008, pour marquer le début de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. Yann Caradec/Flickr, CC BY-SA

Ces données montrent également que la fracture sociologique à propos de l’Europe est toujours là en France, et fortement même : un gouffre béant sépare l’attitude générale positive vis-à-vis de l’intégration européenne des catégories favorisées et l’attitude plus négative des chômeurs, employés, ouvriers, petits indépendants, de ceux qui ont arrêté leurs études au bac ou avant, qui déclarent avoir des difficultés à payer leurs factures.

« Dénationaliser » le regard sur l’Europe

Compte-tenu de toutes ces données, des questions fondamentales vont se poser pendant et à l’issue de la « grande marche », qui se résument à une seule : sommes-nous prêts à admettre la pluralité des points de vue sur l’Europe en France et en Europe, et comment le gérer politiquement ?

Si la probabilité de voir un jour un « Frexit » est quasi-nulle, le rapport des Français à l’Europe n’est ni fortement en demande de plus d’intégration européenne (sauf sur quelques domaines de nature transnationale) ni homogène. En particulier, la question ne se résume plus depuis longtemps au seul clivage « pro » ou « anti »-Europe.

La question est devenue celle de l’Europe au profit de qui et avec quels objectifs de politiques publiques. Contrairement à une idée reçue, on ne peut faire l’impasse sur le clivage gauche-droite dans son rapport complexe au clivage sur l’Europe.

Ces questions de fond, se posent également à propos du rapport de la France et de ses dirigeants à l’Europe : au plan européen, sommes-nous prêts à prendre au sérieux et à respecter la diversité des points de vue et des histoires nationales dans le rapport à l’Europe ? L’idée d’une Europe à plusieurs vitesses est une tentation déjà maintes fois évoquée par le passé, en France notamment. Elle est, en partie déjà, une réalité dans plusieurs domaines et l’Union européenne ne manque déjà pas de mécanismes visant à renforcer les coopérations dans certains domaines.

Mais sommes-nous prêts à payer un tribut plus lourd pour aller dans cette direction ? La coupure entre l’ouest et l’est du continent semble déjà bien forte aujourd’hui. Être profondément européen, ne serait-ce pas, en fait, « dénationaliser » le regard que nous portons sur l’Europe depuis la France et « démythifier » nos grands répertoires rhétoriques nationaux sur l’Europe, celui des craintes pour notre identité ou, au contraire, le lyrisme de l’hymne à notre horizon européen ?

Espérons que la « grande marche » permettra sur ces questions de faire un bout de chemin dans de bonnes directions, et qu’elle n’aboutira pas à un tragique paradoxe : accroître les distances et les incompréhensions plutôt que les combler.

Pour le moment, en tout cas, l’élection d’Emmanuel Macron ne s’est pas traduite par une nette demande d’une plus forte intégration européenne en France.

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