Menu Close
Foule de partisans du PTI brandissant un portrait d'Imran Khan
Des partisans du parti islamo-nationaliste Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI) de l’ancien premier ministre Imran Khan protestent contre les allégations de fraude électorale à Peshawar, le 17 février 2024. Un haut fonctionnaire pakistanais a reconnu le 17 février qu’il avait aidé à truquer le scrutin. Abdul Majeed/AFP

Pakistan : la résistance imprévue d’Imran Khan

Les élections pakistanaises du 8 février 2024 ne devaient être qu’une formalité. Rentré d’exil trois mois plus tôt, l’ex-premier ministre Nawaz Sharif était réputé bénéficier du soutien de l’armée, l’institution la plus puissante du pays et son faiseur de rois.

Fort de cet appui, le patriarche du clan Sharif semblait assuré de former le prochain gouvernement. En reconduisant au pouvoir son parti, la Pakistan Muslim League – Nawaz (PML–N), le scrutin devait conférer une onction démocratique à ce scénario négocié en coulisses depuis plusieurs mois. Les électeurs ne l’ont pas entendu de cette oreille, au grand dam des militaires et de la PML-N.

Une élection jouée d’avance ?

L’issue du scrutin faisait d’autant moins de doute que le principal parti d’opposition, le Pakistan Tehrik-e-Insaf (PTI), apparaissait affaibli par l’incarcération de ses principaux leaders, à commencer par le plus populaire d’entre eux, Imran Khan, condamné en janvier et février 2024 à trois lourdes peines de prison, l’une de dix ans pour diffusion de secrets d’État, une autre de 14 ans pour corruption et la dernière de sept ans pour mariage illégal.

Renversé par une motion de censure en avril 2022, l’ancien champion de cricket reconverti en politique s’était au cours des mois suivants engagé dans un conflit frontal avec l’armée, qu’il tenait responsable de son éviction.

En mai 2023, une première tentative d’arrestation du leader du PTI avait précipité ses partisans dans les rues des grandes villes et provoqué des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre – y compris des attaques contre des bâtiments militaires. Ces violences avaient servi à justifier une répression féroce contre le parti, dont les leaders refusant de tourner casaque avaient fini derrière les barreaux.

Comme si l’incarcération des principales figures du PTI n’y suffisait pas, la Commission électorale a dans la foulée invoqué des irrégularités dans les élections internes du parti pour priver ses candidats de leur symbole électoral (la batte, en référence au passé sportif d’Imran Khan). Validée par la Cour suprême, cette décision a contraint les candidats du PTI à se présenter comme indépendants, en rendant plus difficile leur identification par les électeurs.

La cause semblait donc entendue : le PTI prenait l’eau et tant ses derniers dirigeants en liberté que ses électeurs désorientés ne tarderaient pas à quitter le navire. Ce scénario bien huilé s’est pourtant heurté à une réalité que la PML-N et ses puissants protecteurs s’obstinaient à ignorer : le PTI reste le parti le plus populaire du pays.

La popularité intacte d’Imran Khan

Pour ses supporters, Imran Khan demeure le « kaptan » : le « capitaine », qui en 1992 a mené l’équipe pakistanaise de cricket à sa première – et à ce jour unique – victoire à la Coupe du monde. Pour un pays en butte à des crises politiques et économiques sans fin, ce fait d’armes reste une source de fierté et de réconfort, témoignant du potentiel de la nation pakistanaise dès lors qu’elle trouve leader à sa mesure.

Born-again Muslim ayant renoncé à ses frasques d’antan pour se projeter en musulman rigoriste, Imran Khan a aussi séduit la frange la plus conservatrice de l’électorat par ses postures islamo-nationalistes. Outsider longtemps resté en marge du jeu politique, il a en outre fait de la lutte contre la corruption un thème rassembleur, promettant de débarrasser le pays de ses élites vénales. Ajoutée à son usage intense des réseaux sociaux, cette promesse d’un grand nettoyage lui a valu des soutiens bien au-delà des franges les plus conservatrices de la population, notamment chez les jeunes – un atout considérable, dans un pays où 64 % de la population a moins de 30 ans.

Des partisans et des militants du PTI manifestent pour exiger la libération d’Imran Khan, à Peshawar, le 28 janvier 2024. Abdul Majeed/AFP

Loin d’entamer le capital de sympathie du parti et de son chef emprisonné, la répression des derniers mois semble plutôt l’avoir renforcé. Dans les heures qui ont suivi la fermeture des bureaux de vote, les premières estimations laissaient ainsi entrevoir une nette victoire du PTI, arrivant en tête dans une centaine de circonscriptions (sur 266 au total). À l’inverse, la PML-N payait le prix de son alliance avec l’armée, au point que de nombreux ténors du parti se trouvaient en mauvaise posture. Contre toute attente, la volonté populaire semblait prévaloir.

Nouvelle intervention décisive de l’armée dans le processus politique

La réaction ne s’est pas fait attendre. Comme à l’issue du scrutin précédent, l’annonce des résultats a été suspendue durant plusieurs heures, ce qui n’a pas manqué d’attiser les rumeurs de fraudes électorales.

En 2018, le rapport de force politique était pourtant inverse : tandis qu’Imran Khan bénéficiait du soutien de l’armée, Nawaz Sharif était condamné à de lourdes peines d’emprisonnement pour corruption.

Versatile dans ses alliances, l’armée n’en est pas moins constante dans ses velléités de contrôle du jeu politique. Ainsi, quand les résultats définitifs ont commencé à tomber, dans la matinée du 9 février, le PTI s’est vu privé de victoire dans plusieurs circonscriptions où il arrivait en tête quelques heures plus tôt, notamment au Pendjab – la province la plus peuplée et la plus prospère du pays, dont le contrôle est essentiel pour les aspirants au pouvoir au niveau national. Et tandis que la direction du PTI revendiquait la victoire dans plus de 150 circonscriptions, les candidats du parti n’ont finalement remporté que 93 sièges.

Ce score est nettement supérieur à celui de la PML-N et du Pakistan People’s Party (PPP), l’autre poids lourd de la vie politique nationale. Ces deux partis aux mains de dynasties indétrônables (les Sharif dans le cas de la PML-N et les Bhutto-Zardari pour le PPP) n’ont respectivement remporté que 75 et 54 sièges.

Si les élus du PTI constituent le groupe le plus important au sein de la nouvelle assemblée, leur affiliation partisane n’a pourtant pas été reconnue et ils n’ont donc pu prétendre aux 70 sièges réservés aux femmes et aux minorités, qui sont allés à leurs rivaux. Dans ces conditions, le PTI semble avoir renoncé à former le gouvernement.

C’est donc la PML-N qui devrait diriger à nouveau le Pakistan, en coalition avec le PPP, le Muttahida Qaumi Movement (MQM, un parti représentant la population ourdophone de Karachi) et une poignée de plus petits partis. D’emblée, des désaccords sont cependant apparus entre la PML-N et le PPP, qui refuse de participer au gouvernement et brigue plutôt la présidence de la République, de l’Assemblée nationale et du Sénat – des positions qui permettraient au PPP d’influer sur le jeu politique sans se compromettre ouvertement avec un gouvernement promis à l’impopularité.

Le retour au pouvoir de la PML-N, aussi discréditée soit-elle, semblait acté depuis que l’armée avait réaffirmé son soutien au statu quo. Dans sa première allocution post-électorale, le général Asim Munir, chef de l’armée de terre et bête noire d’Imran Khan, a ainsi déclaré que le Pakistan avait besoin « de stabilité et d’apaisement », pour mettre un terme à « la politique de l’anarchie et de la polarisation ». Cette allusion à peine voilée aux émeutes de mai 2023 adressait un message clair aux citoyens autant qu’aux responsables politiques : en dernier ressort, c’est à l’armée qu’il revient de désigner les personnes les plus aptes à diriger le pays.

La victoire à la Pyrrhus de l’armée et du clan Sharif

Pour l’armée et la PML-N, il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. L’institution militaire et le parti des Sharif sortent tous deux affaiblis du scrutin, privés de l’onction de légitimité qu’ils attendaient pour redorer leur blason.

Rarement le mythe de la neutralité de l’armée a-t-il été autant pris en défaut et les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne ont tous demandé une enquête sur les accusations de fraudes. Fait rarissime, le secrétaire général des Nations unies a quant à lui appelé les autorités pakistanaises à résoudre les litiges post-électoraux « conformément au cadre légal ».

Nawaz Sharif, de son côté, a été réélu dans sa circonscription de Lahore, mais il a essuyé une défaite cuisante dans une autre circonscription (celle de Mansehra, dans la province de Khyber Pakhtunkhwa). Peut-être après qu’on lui en eut soufflé l’idée, il a fini par renoncer à se présenter comme premier ministre, en s’effaçant au profit de son frère cadet, Shahbaz Sharif. En outre, la PML-N et le PPP apparaissent plus que jamais comme des partis régionaux, sinon ethniques. Tandis que la PML-N a remporté l’essentiel de ses sièges au Pendjab, la géographie des soutiens au PPP reste quant à elle cantonnée à la province du Sindh.

Et maintenant ?

Même si le PTI n’a remporté aucun siège dans le Sindh, il a consolidé sa stature de parti national et a confirmé l’ampleur de ses soutiens, qui transcendent largement les barrières de classe, de genre et d’ethnicité.

L’hostilité de l’armée lui barre pourtant l’accès au pouvoir. Ce blocage risque d’ajouter au discrédit des partis dominants, prêts à toutes les compromissions pour se maintenir au pouvoir. Le faible taux de participation à ces élections (47 %, le plus bas depuis 2008) est révélateur de cette crise de confiance, qui pourrait encore s’approfondir.

En entravant de manière flagrante le processus démocratique, l’armée a montré les limites de sa stratégie d’influence à distance, ce qui pourrait la contraindre à s’impliquer de plus en plus ouvertement dans le jeu politique. La déclaration post-électorale du général Munir offre un aperçu des relations à venir entre civils et militaires : face à une armée assumant son interventionnisme, la marge de manœuvre du nouveau gouvernement sera extrêmement étroite.

Le PTI, de son côté, n’a sans doute pas dit son dernier mot. Convaincu de s’être vu voler la victoire, il pourrait être tenté de relancer la stratégie d’agitation qui l’avait déjà opposé à Nawaz Sharif (en 2014) et à son frère Shahbaz Sharif (en 2022). Privé de sa direction et à la merci de la répression, le parti d’Imran Khan semble pourtant en mauvaise posture pour engager une épreuve de force. C’est sans doute devant les tribunaux que se jouera la prochaine manche. L’actuel Chief Justice, Qazi Faez Isa, en poste jusqu’en octobre 2024, est connu pour son hostilité à l’égard du PTI, et il s’opposera certainement à la tenue de nouvelles élections, autant qu’à la libération d’Imran Khan. Mais la haute magistrature est divisée et le PTI compte aussi de nombreux soutiens en son sein. Les juges risquent donc, à leur tour, d’être entraînés dans la mêlée.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now