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Palladio, un héritage architectural riche de questionnements

La villa Rotonda, en Vénétie, a été construite entre 1566 et 1571, en partie selon les plans de l'architecte Andrea Palladio. Wikipédia, CC BY-SA

Andrea Palladio est né à Padoue en 1508, au plus fort de la guerre de Cambrai. Il appartenait à une famille modeste : fils du meunier Pietro della Gondola et de Marta, surnommée Zota, « qui boite » en italien de Vénétie.

Il y a cinq siècles, en 1521, âgé de 13 ans, il entre comme apprenti dans l’atelier du tailleur de pierre Bartolomeo Casazza. Cette même année, Martin Luther était excommunié par le pape Léon X ; par la Sorbonne et par Charles V, élu empereur un an plus tôt.

Le tremblement de terre luthérien précipita les événements des sixièmes guerres d’Italie, avec une guerre de quatre ans qui opposa la République de Venise, les Royaumes de France et de Navarre à la papauté, aux monarchies ibériques et anglaise et au Saint-Empire. Tous tentant d’envahir ou augmenter leur influence sur la péninsule la plus riche et urbanisée d’Europe, mais aussi la plus désunie politiquement.

L’avènement de la modernité architecturale

Après dix-huit mois comme apprenti chez Casazza, en 1523 la famille de Palladio déménage à Vicence. C’est de cette richissime ville de commerçants qu’était parti, avec l’expédition de Magellan, le navigateur, géographe et écrivain Antonio Pigafetta qui, en 1522, retournait, parmi les seuls survivants, de l’expédition démarrée en 1519. Il publia, en 1524, la célèbre Relazione del primo viaggio intorno al mondo, grâce à laquelle on connaît l’expédition.

Dans ce contexte de globalisation croissante, d’ascension des armées des grands territoires unifiés et de crise italienne, Palladio développe, dès ses premiers projets, une langue dite palladienne, qui pose les sédiments de la première Modernité architecturale. Il tourne ainsi la page de la Renaissance en Italie.

Son architecture se veut pédagogique, comme ses textes, diffusés grâce aux nombreuses imprimeries vénitiennes, capitale mondiale de l’imprimerie. Ses constructions sont presque une forme de « propagande » pour sa cause architecturale. Une cause nouvelle : celle d’un langage républicain, romain (donc laïque et italien) et reproductible.

La république de Venise vivait à l’époque de profonds bouleversements systémiques, économiques et alimentaires : c’est la Révolution agricole vénitienne, avec ses assèchements, ses projets hydrauliques, la rationalisation du paysage et de l’économie agricole et l’introduction de produits venus des Amériques (patate, maïs).

Palladio répond à cette transformation avec l’invention d’une nouvelle « machine » architecturale : la villa agricole productive, lieu de représentation pour le bourgeois venu de la ville.

Le père de l’architecture américaine

De nombreux aspects de l’œuvre de Palladio seront admirés pour leurs innovations : décrits, dans les siècles successifs, au travers d’innombrables textes, et devenant sources d’inspiration pour des milliers d’architectes.

Le travail de Palladio, et en particulier ses Quatre livres de l’architecture a connu un succès sans précédent. Peu d’architectes ont constitué un « canon » ayant eu un aussi grand retentissement.

Palladio a influencé des architectes de la France révolutionnaire à la Scandinavie monarchique, en passant par le Royaume-Uni.

Les deux façades de la Maison Blanche, d’inspiration néo-palladienne. Wikimedia

Dans les colonies, Palladio devient un modèle pour les États-Unis d’Amérique fraîchement indépendants. Jefferson était un grand admirateur et imitateur de Palladio, frôlant l’obsession pour l’architecte italien, et estimant, comme d’autres, que seule l’architecture palladienne, provenant de la plus durable et moderne république européenne, Venise, pouvait représenter les idéaux étatsuniens…

Le style palladien a véhiculé les idéaux de l’état, avec sa capitale neopalladienne, Washington, mais aussi les villas dominant les plantations des esclavagistes, représentations du pouvoir en place.

Ensuite, pour de nombreux esclaves libérés, les tournures palladiennes sont reprises pour la construction de leurs premières maisons. L’influence de l’architecte de Padoue est telle, qu’il fut déclaré « père de l’architecture américaine » par le Congrès des États-Unis d’Amérique.

Une influence sans frontières

Il est aussi réinterprété pour la grandeur de la Russie tsariste, notamment à Saint-Pétersbourg, au travers des nombreux architectes italiens qui la dessinent, tels Antonio Rinaldi, Domenico Trezzini, Carlo Rossi, etc.

Dans la Russie socialiste, Palladio revient sous une forme stalinienne.

Le Corbusier, avec son architecture, qui, comme celle de Palladio, est blanche d’abstraction et pédagogiquement fonctionnelle, peut être considéré comme un cas d’influence récente. Son Vers une Architecture, s’inscrit comme I Quattro Libri dell’Architettura dans une dualité manifeste-œuvre.

Pourquoi Palladio exerce-t-il encore aujourd’hui, après cinq siècles, une telle fascination auprès des architectes, comme en témoignent les textes et travaux d’archi-stars du XXe tel Aldo Rossi, Peter Eisenman ou DOGMA ?

Comment interpréter, aujourd’hui, les évolutions séculaires du palladianisme, à la lumière des contestations postcoloniales grandissantes, de la cancel culture ou d’appels au boycott contre les formes culturelles accusées d’être patriarcales, ou de critiques contre le Classicisme, vu comme une sublimation de la culture eurocentrique ?

Un canon occidental idéalisé ?

Il est donc légitime de se demander s’il y a encore besoin d’introduire Palladio ou l’histoire du Néo-classicisme, l’histoire des maîtres italiens, dans le cursus des facultés d’architecture ou d’art. Et, si oui, comment ? Pourquoi ?

L’Université de Yale a récemment cessé d’enseigner le cours d’introduction à l’histoire de l’art, invoquant « l’incapacité à couvrir de manière adéquate l’ensemble du domaine – et ses diverses origines culturelles ». Tenu par des professeurs de renom, tels Vincent Scully, « Introduction à l’histoire de l’art : de la Renaissance à nos jours » était considéré comme l’un des cours les plus représentatifs du programme de Yale.

Ce changement est une réponse au malaise de nombreux étudiants à propos d’un « canon occidental idéalisé – un produit d’une foule d’artistes majoritairement blancs, hétéros, européens et masculins ». Le département d’histoire de l’art de cette université « souhaitait […] démontrer qu’un cours d’histoire de l’art, ce n’est pas seulement l’art occidental. Au contraire, alors qu’il existe tant d’autres régions, genres et traditions – tous également dignes d’être étudiés – mettre l’art européen sur un piédestal est “problématique”. »

Un film pour explorer l’actualité de Palladio

Si le travail de James S. Ackerman autour de la figure d’Andrea Palladio a apporté une contribution décisive à l’ouverture d’une phase fondamentale pour l’architecture des années 1970, je pense que Palladio peut, encore aujourd’hui, être une figure qui ouvre, plus encore que d’autres, des questions sur lesquelles nous devons travailler. Mon intérêt pour Palladio est né il y a quelques années, alors qu’il était au centre des ateliers de projets d’architecture, en première année, à la Faculté d’Architecture de l’ULB (Bruxelles).

À la même période, un producteur cinématographique m’a demandé de développer scientifiquement un projet de film sur Palladio, l’un des premiers du genre : un long métrage documentaire, réalisé avec les moyens d’une production cinématographique traditionnelle.

Le projet est conçu comme un voyage à travers l’Europe et les États-Unis, passant des chefs-d’œuvre palladiens de Venise aux édifices inspirés par l’architecte padouan. Le film suit des groupes de différentes universités : une privée, d’élite, Yale ; l’autre publique, de masse, l’Université Libre de Bruxelles.

Je m’y mets en scène et m’interroge sur le rôle de l’architecture palladienne, et en général de la Renaissance, dans leur rapport à la contemporanéité, à l’enseignement de l’architecture. En toile de fond, le film pose la question de la nécessité d’étudier le passé.

Au cours du voyage, j’ai rencontré des érudits comme Kenneth Frampton et Peter Eismann. En tant que commissaire scientifique du film, j’ai préféré éviter une narration biographique « à la BBC », décidant plutôt de rester dans le domaine de la théorie palladienne et de ses aspects les plus vivants.

Ce documentaire d’architecture de deux heures, sans recours à la médiation traite de questions complexes habituellement réservées aux seuls « experts », mais il s’agit ici de faire une confiance absolue au public, même non spécialiste, pour apprécier cette plongée dans le monde de Palladio.

Le pari, coûteux, de faire l’un des premiers films documentaires – long-métrage – d’histoire de l’architecture, était risqué. Mais le risque a porté ses fruits, puisquil a été diffusé dans presque 500 cinémas, se classant dans le top 5 du box-office pendant les jours de projection, en 2019.

Interroger l’architecture à partir de l’influence de Palladio

Le thème cryptique que j’ai essayé d’introduire dans cette production était le suivant : un architecte de la fin de la Renaissance peut-il encore influencer la vie des étudiants d’aujourd’hui, ou représenter un matériel valable pour construire l’avenir de l’architecture ? Il était impossible d’aborder tous ces thèmes en deux heures.

Les questions, en revanche, demeurent : de quelles significations éthiques, symboliques, idéologiques sont « chargées » les colonnes néo-palladiennes – à évocation romaine – à travers le monde ? Au-delà, de quelles significations éthiques, symboliques, idéologiques sont chargées les architectures, aujourd’hui ?

L’époque de Palladio n’était pas seulement une phase critique pour l’ensemble du système européen – à savoir une phase de fléaux sanitaires, une crise de l’autonomie stratégique des la péninsule italienne, une crise religieuse, un développement des États-nations, une crise culturelle, l’apparition de nouveaux paradigmes – mais aussi une époque qui apporta des réponses formelles à ces crises. Que nous apprend ce contexte ? Qu’enseigne la réponse palladienne ? Que nous apprend la manière dont cet appareil formel, typologique et sémantique a été assimilé, exporté, interprété dans les siècles suivants ? Quelle place l’œuvre de Palladio occupe-t-elle encore dans les formes contemporaines ? Et dans l’environnement d’apprentissage de l’enseignement de l’architecture ?

Dans une phase de crise sanitaire et politique, économique et sociale d’une telle ampleur, que nous apprennent quatre siècles d’architecture palladienne et néo-palladienne ? Mesurer le poids de cet héritage peut nous apporter de nouveaux questionnements, précieux pour l’époque que nous traversons.

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