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Parcoursup : une nouvelle étape dans le rapprochement entre l’université et le monde du travail ?

Un lycéen médiocre ne peut-il devenir un étudiant passionné, une fois arrivé en amphi ? Shutterstock.com/EQRoy

En supprimant le recours au tirage au sort qui avait pu être pratiqué les années précédentes dans les formations les plus demandées, et en s’engageant contre la méconnaissance des débouchés, le nouveau dispositif national d’inscription à l’université, Parcoursup, se veut plus rationnel que l’ancienne plate-forme Admissions Post-Bac. Cela suffit-il pourtant à éliminer l’arbitraire des affectations dans l’enseignement supérieur ? Il semblerait plutôt que cet arbitraire ressurgisse sous une autre forme, mieux admise, car conforme au projet d’une société moderne. Le point à travers trois dimensions saillantes de Parcoursup.

La volonté de favoriser des choix éclairés

Parcoursup met en place une série d’outils pour aider les lycéens à réaliser des choix en toute connaissance de cause. Outre un calendrier, des fiches sur les contenus des formations et leurs débouchés, les règles du jeu incluent un système « d’attendus » : les savoirs et les compétences jugés nécessaires à la réussite dans le supérieur ont été définis filière par filière, ce qui servira à départager les candidats en cas de manque de places. Cette démarche suit le postulat de la décision rationnelle. Dans ce modèle, un individu évalue les conséquences de ses choix, ses chances de succès, ainsi que les différentes normes susceptibles de l’influencer avant de se prononcer.

Cependant, malgré ces bases en apparence solides, l’environnement qui entoure la prise de décision reste incertain, comme l’ont établi différentes expérimentations. Les psychologues américains Eldar Shafir et Amos Tversky ont montré que les étudiants préfèrent reporter une décision tant qu’ils ne connaissent pas l’issue définitive d’une situation, même si celle-ci est prévisible. Ainsi, lorsqu’on leur demande s’ils prévoient de partir en vacances après leurs examens, la quasi-totalité d’entre eux répond par l’affirmative, soit pour se récompenser d’avoir réussi, soit pour reprendre des forces avant le rattrapage. Mais, si on leur propose dans la foulée de mettre une option, pour quelques dollars, sur un voyage à Hawaï – qui leur assurerait ensuite une remise très avantageuse – la très grande majorité refuse, préférant attendre le résultat des examens. Nous avons observé le même type de mécanismes chez les sous-officiers de l’armée de l’air confrontés à la mobilité annuelle.

Un individu sommé de prendre une décision qui engage son avenir, avant même d’avoir passé son baccalauréat, sera donc placé dans une situation délicate. De plus, comme avec n’importe quelle plate-forme de recrutement, tout lycéen sait très bien que l’issue de sa candidature sur Parcoursup dépend des choix de ses camarades. Survient alors le phénomène de la pensée magique, du même ordre que celui qui nous interdit de nous abstenir de voter de peur que tout le monde fasse de même : croire que notre comportement aurait le pouvoir d’influencer celui des autres. Chacun tente de spéculer sur ce que les autres candidats sont en train de penser et de faire. Par nature, Parcoursup demeurera donc opaque pour les utilisateurs, puisque le niveau des attendus dépendra des demandes reçues.

La gestion des compétences comme modèle

Pour éviter le tirage au sort, Parcoursup repose sur un double système de classifications : d’une part, les attendus exigés pour une place disponible ; d’autre part, des attendus détenus par des candidats. En droit par exemple, le cadrage national défini le 12 décembre dernier exige que les candidats à ce parcours d’études affichent autant une grande capacité d’expression écrite qu’une aptitude confirmée à la logique. Autre exemple : pour intégrer une licence en histoire, les candidats devront manifester un profil « apte à la démarche scientifique ». Les attendus sont définis comme des « capacités » et « aptitudes » « manifestées » et « confirmées ».

Or, comment déterminer de manière fiable les attendus correspondant à une formation donnée ? Les directeurs de diplômes sont-ils les mieux placés pour en juger ? Ces derniers ne risquent-ils pas simplement de placer le curseur sur les seules données quantitatives dont ils disposent ? Et les notes obtenues au lycée sont-elles alors des mesures objectives des attendus ? Ne faudrait-il pas voir plutôt l’étudiant en situation ? Un lycéen médiocre ne peut-il pas se révéler passionné par les cas de droit qu’il aura à traiter ; un autre se découvrir une passion pour les sciences une fois arrivé en amphithéâtre ? Enfin, faut-il éliminer toute forme d’échec à l’université ? L’échec n’est-il pas parfois moteur dans la construction d’une personne ?

Avec les attendus, Parcoursup met donc en place un système de gestion par les compétences, qui fait déjà l’objet de critiques scientifiques sérieuses dans le champ des ressources humaines. Comme les compétences, ces « attendus » posent deux problèmes principaux :

  • ils dépendent des conditions dans lesquels ils sont évalués

  • en excluant des candidats sur la seule base d’attendus confirmés au cours du lycée, on écarte, sans le savoir, d’excellents étudiants potentiels.

En imposant cette sélection supplémentaire (en plus du baccalauréat), on élimine de fait de la diversité au sein des formations supérieures.

Avec Parcoursup, les lycéens sont invités à réfléchir en termes de CV et de compétences

L’idéal d’un management scientifique des parcours

Parcoursup marque une nouvelle étape vers un CV qui se construirait de manière automatique, au gré des formations et des organisations fréquentées. Il suffit d’incrémenter ce CV avec les expériences professionnelles qui sont déjà informatisées, dans les filières en apprentissage par exemple, voire même de les compléter avec des catégories extraites de l’activité des jeunes sur les réseaux sociaux. En bout de ligne, dans cet idéal d’un management scientifique des parcours, pour un pilotage performant, un jeune n’aurait ensuite plus qu’à cocher parmi des propositions personnalisées, en fonction des critères définis par les universités ou les entreprises. Chacun aurait accès à une vue subjective, définie par le système, des différentes voies possibles pour lui.

Cependant, le CV, censé résumer les compétences et le profil, ne restitue pas la complexité d’une personnalité. En cela, Parcoursup rejoint une limite classique de tout projet de classification du réel. En biologie, la difficulté et l’enjeu de cet exercice sont discutés au sein d’une sous-discipline, la systématique : classer les êtres vivants reflète toujours un projet, une intention. Plus récentes, les sciences sociales remettent difficilement en cause les catégories qu’elles utilisent. Par exemple, le sexe est une catégorie standard, mais les recherches sur la performativité du langage, c’est-à-dire sa capacité à produire les réalités sociales autant qu’à les décrire, avec la notion de genre, indiquent l’ambivalence et la complexité de cette simple caractéristique. D’après les travaux publiés en 2014 par les spécialistes de théorie des organisations Michel Fortier & Marie-Noëlle Albert, au lieu de clarifier le réel, cette méthode de gestion produit des jugements professionnels arbitraires à partir de caractéristiques très partielles des personnes humaines considérées.

À cela s’ajoutent les effets propres à l’informatisation. Parcoursup organise de fait un marché où se rencontrent une demande (des attendus exigés par les universités) et une offre (des attendus détenus par les candidats). D’après les travaux publiés dans le même ouvrage par Peter Pelzer, les procédures informatisées recréent une forme de hasard impersonnel dans lequel le sort des individus serait aux mains non seulement de « forces contrôlant les transactions » mais aussi d’un « être supérieur », doué de volonté, punissant ceux qui ne répondent pas à ses attentes.

Avec les attendus, de nouvelles pratiques sociales régissant le passage du lycée vers les universités se stabiliseront. D’un côté, les universités seront moins vulnérables aux variations démographiques, puisqu’elles auront la main sur les critères d’entrée. De l’autre, elles seront plus exposées aux fluctuations de leur attractivité relative. Concernant les individus, ceux qui rencontrent le succès escompté durant leurs années de lycée sont susceptibles de se sentir davantage maîtres de leur destinée ; et les autres de trouver les critères légitimes.

Mais tous seront exposés à une incertitude nouvelle : les variations conjointes des souhaits exprimés dans la plate-forme et des critères définis par les universités en réponse. Que les souhaits soient satisfaits ou non à l’issue de la procédure Parcoursup importe peu : l’effet « épée de Damoclès » observé avec des outils de GRH comparables est susceptible de générer des inquiétudes, des incompréhensions voire de la souffrance, pour les lycéens comme pour les personnes qui les accompagnent. Que l’on soit accepté ou refusé par un tirage au sort ou que l’on ait accès à l’enseignement supérieur par un système qui ajoute à d’autres formes d’aléas une dimension morale, on peut ressentir la même incertitude, voire de l’hypocrisie organisationnelle.

Vers un nouveau modèle de gestion des ressources humaines

On peut prédire un certain succès à Parcoursup. Il est probable qu’il s’avère efficace pour installer durablement de nouvelles pratiques car il répond globalement à l’idéal d’une gestion moderne : il correspond aux outils que la majorité d’entre nous connaissons dans nos univers professionnels, et bénéficie donc d’une forte acceptabilité sociale.

En effet, il poursuit l’intégration des universités au marché du travail. Comme l’écrivait le philosophe Jean‑François Lyotard à propos de la science, l’université est devenue progressivement un lieu performatif : elle est désormais non plus évaluée sur sa capacité à produire et transmettre des connaissances « vraies » mais sur son efficacité à garantir un avenir aux étudiants dans les différents compartiments du marché du travail.

Dans une économie moderne, ce glissement est compréhensible : lieu où se produit la valeur qui sera ensuite redistribuée sous forme de salaires, de dividendes, d’impôts divers et d’intérêts, l’entreprise est de fait au centre la société. Puisque ses financements en dépendent, l’université doit également concourir à son développement, ce que Parcoursup matérialise très bien en donnant à voir non pas des domaines de connaissance mais désormais des parcours professionnels.

Ensuite, Parcoursup franchit une nouvelle étape vers un idéal de gestion moderne des ressources humaines, fondé sur la rationalité bureaucratique wébérienne impersonnelle. Il engendrera en contrepartie de nouvelles déconvenues. À l’échelle individuelle, des personnes pourraient souffrir parce que leur projet aura été « objectivement » refusé. À l’échelle collective, il pourrait générer des difficultés pour les personnes en charge d’accompagner les jeunes, acteurs et témoins plus ou moins en empathie. Comme tous les outils de gestion, Parcoursup pourrait aussi être vécu comme un nouvel outil de domination et d’assujettissement à la gestion des ressources humaines moderne. À d’autres, cette évolution apparaîtra au contraire comme salutaire, utile et efficace.

Après des décennies de développement de la gestion des ressources humaines moderne, on peut aisément décrypter les limites du nouveau système Parcoursup, et notamment le nouvel arbitraire qu’il va engendrer. Mais il n’est pas possible de prédire si les difficultés seront objectivement plus nombreuses ou plus profondes qu’avec les systèmes précédents. Chacun se fera une opinion en fonction de ses valeurs et préférences quant à la manière d’organiser le parcours des jeunes au sein de notre société.

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