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Plaidoyer pour une recherche (en management) robuste, pertinente et utile

La quête de l'iceberg ou du phénomène étudié selon trois modes d'investigation scientifique. Author provided

Le déclencheur de l’écriture de cet article fut le visionnage d’une vidéo mise en ligne le 12 octobre 2016 au sein de laquelle Michel Kalika présente les deux principaux résultats de l’enquête FNEGE sur l’impact de la recherche en management.

Michel Kalika.

En résumé, plus de 60 % des managers issus d’une formation en gestion ne connaissent pas la recherche réalisée dans leur domaine et 50 % d’entre eux perçoivent que cette recherche n’est pas utile pour la conduite des affaires. Ces deux résultats déjà frappants en l’état auraient été alarmants si l’échantillon retenu avait été représentatif de la population totale des managers en y incluant les autodidactes et les diplômés d’autres disciplines.

L’objet de l’article structuré en six parties est d’expliquer cette situation préoccupante et de proposer une voie nouvelle qui serait bénéfique à toutes les parties prenantes de la connaissance en management. La mise entre parenthèses du mot management au niveau du titre sous-entend que ce plaidoyer s’adresse également aux autres sciences humaines et sociales voire même au-delà.

Mode 1 ou la recherche confinée

En 1994, Michael Gibbons et ses coauteurs ont défini dans un ouvrage de référence non traduit en langue française (The New Production of Knowledge) le Mode 1 comme étant le système traditionnel de production des connaissances. Encore aujourd’hui, la grande majorité des connaissances produites émanent de celui-ci. Le Mode 1 correspond à une approche scientifique décontextualisée. Cela signifie qu’il existe des frontières fortes entre les universitaires et les praticiens, que la recherche implique une seule discipline académique et que le programme est piloté par les universitaires.

En 2001, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe ont introduit le terme de « recherche confinée » (Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique) qui est assimilable au Mode 1. Ces deux appellations ont pour ambition d’aboutir à une recherche robuste dans le meilleur des cas.

Mode 2 ou la recherche de plein air

En 1994, Michael Gibbons et ses coauteurs ont défini le Mode 2 comme étant le système contemporain de production des connaissances. Néanmoins, très peu de connaissances produites émanent de celui-ci. Le Mode 2 correspond à une approche scientifique contextualisée. Cela signifie qu’il n’existe plus de frontières entre les universitaires et les praticiens, que la recherche implique au minimum deux disciplines académiques et que le programme est piloté par plusieurs parties prenantes. En 2001, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe ont inventé le terme de « recherche de plein air » qui est comparable au Mode 2. Ces deux appellations ont pour ambition d’aboutir à une recherche pertinente dans le meilleur des cas.

Mode 3 ou la recherche associée

Personnellement confronté à une recherche dite sensible pendant cinq ans, ni le Mode 1 ni le Mode 2 n’étaient en mesure de soutenir mes efforts sur le plan méthodologique pour répondre au problème formulé. Par conséquent, j’ai emprunté par nécessité une voie nouvelle que j’ai finalement nommée « Mode 3 » en anglais et recherche associée en français en 2016. Le schéma ci-dessous illustre les trois étapes à suivre pour mener une telle recherche.

Premièrement, il s’agit d’intégrer une organisation et d’étudier le phénomène en question selon une posture d’intériorité. Deuxièmement, il s’agit en parallèle d’analyser le phénomène en question à l’échelle de plusieurs autres organisations selon une posture d’extériorité. Troisièmement, il s’agit d’examiner le phénomène en combinant les deux étapes précédentes via une métatriangulation.

L’étape #1 correspond à un Mode 2 particulier dans la mesure où le chercheur participe aux décisions stratégiques de l’organisation en temps réel et y reste jusqu’à ce que la saturation empirique du phénomène étudié soit atteinte. L’étape #2 correspond au Mode 1 et, in fine, l’étape #3 correspond au Mode 3. L’intérêt de mobiliser simultanément les deux systèmes actuels de production des connaissances permet de bénéficier de leurs points forts respectifs tout en supprimant leurs points faibles respectifs.

Le Mode 3 ou la recherche associée a pour ambition d’aboutir à une recherche robuste, pertinente et utile dans le meilleur des cas. Utile car le couplage robustesse-pertinence éprouvé offre des garanties pour son utilisation dans la vraie vie.

Le Mode 3 comme système dynamique mixte de production des connaissances. Author provided

Une cohabitation multimodale salutaire

Il est toujours judicieux de garder à l’esprit la perspicacité dont a su faire montre Herbert Simon à propos du management. Il a en effet identifié, entre autres, que le management, à l’instar de la médecine, est un subtil mélange de science et d’art (Journal of Management Studies, 1967, 4(1) : 1–16). Lorsque l’on ne connaît pas ou lorsque l’on perd de vue la spécificité de cette discipline scientifique, il existe un risque élevé de sombrer dans les abysses, à savoir le scientisme et l’empirisme.

Paul Feyerabend a défini le scientisme comme étant la vision qui s’appuie sur des principes abstraits et non sur l’expérience pratique puis l’empirisme comme étant la vision qui s’appuie sur les seuls faits qui ne veulent rien dire en soi (The Tyranny of science, 2011, Cambridge : Polity Press). Il est ainsi aisé de comprendre que le Mode 1 est enclin au scientisme et que le Mode 2 est prédisposé à l’empirisme. Le Mode 3 quant à lui permet d’éviter ces deux écueils en fonctionnant selon un équilibre dynamique qui est salvateur pour le bien-fondé des résultats proposés.

Une cohabitation multimodale aux multiples vertus

Le fait que la communauté des chercheurs produise des connaissances en recourant au Mode 1, au Mode 2 et au Mode 3 procure potentiellement de nombreux bénéfices à ses consommateurs. En guise d’illustration, Warren Thorngate a démontré qu’il est impossible d’expliquer un comportement social de manière générale, précise et simple simultanément (Personality and Social Psychology Bulletin, 1976, 2(4) : 404–410). Toutefois, la mobilisation multimodale permet d’y remédier successivement. Effectivement, le Mode 1 fournit des explications générales et simples et le Mode 2 apporte des explications précises et simples sur le phénomène social étudié. Le Mode 3 quant à lui combine les deux modes précédents en expliquant intégralement le phénomène concerné en trois étapes.

La condition sine qua non pour faire de ce plaidoyer une réalité

Les universitaires et les praticiens n’en ont pas pleinement conscience mais les deux parties ont besoin l’une de l’autre pour performer. D’un côté, les universitaires cherchent constamment des données de qualité qui sont localisées principalement sur le territoire des praticiens. De l’autre côté, les praticiens cherchent constamment des réponses pour solutionner leurs situations problématiques et le territoire des universitaires représente une véritable mine d’or pour y répondre. En s’affranchissant des frontières entre ces deux mondes, le Mode 3 matérialise une passerelle de choix qui ne demande qu’à être usitée pour fertiliser les récoltes diverses et variées des deux contrées.

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