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Grains de sable

Plus pour l’enseignement supérieur, mais pour quoi faire ?

L'université de la Sorbonne. Loic Venance/AFP

Dans son récent article – « A quel prix doit-on viser l’objectif de 60 % de diplômés du Supérieur ? » – Nicolas Charles explore à juste titre les conséquences financières qu’aurait la réalisation de cet objectif de prime abord très consensuel.

Consensuel chez les universitaires, majoritaires dans le groupe qui a produit le rapport dit STRANES en septembre 2015 (« Quarante propositions pour une stratégie nationale de l’enseignement supérieur »), où, en guise de stratégie, on égrène des axes extrêmement généraux : construire une société apprenante, favoriser une réelle ascension sociale, répondre aux aspirations de la jeunesse…

On comprend aisément que les universitaires qui vivent de l’enseignement supérieur et voient leurs recherches financées en grande partie sur la base des effectifs de leurs étudiants militent pour son développement puisqu’à leurs yeux il est évident que l’élévation des niveaux de qualification, la promotion de l’innovation et même l’amélioration de la qualité du lien social sont à ce prix.

Consensus ou pas

Mais le consensus va bien au-delà : dans un contexte incertain, où prévoir l’avenir des métiers est difficile, tant les employeurs que les jeunes (qui dans les deux cas, participent très peu au financement du système) ne peuvent qu’en soutenir le développement. Ou l’amélioration, avec là aussi nombre de propositions fort consensuelles : réduire les échecs fort dispendieux, ouvrir aux étudiants étrangers, améliorer les conditions d’étude…

Nicolas Charles ne se lance pas dans une discussion de l’objectif de 60 %, discussion il est vrai périlleuse dans notre pays où, que l’on adhère ou non à la novlangue des années 2000 et à sa « société apprenante », le droit de s’instruire toujours plus est sacré et où l’on peine à voir comment on pourrait démocratiser l’enseignement autrement qu’en augmentant la taille du gâteau.

Mais on sait, et cet article le rappelle, que les ressources financières ne sont pas infinies et qui dit plus pour le supérieur dit moins ailleurs…

Et là, le consensus pourrait bien se fissurer : car si pour les élites et leurs enfants, c’est le supérieur qui constitue l’enjeu essentiel, pour les moins favorisés, les carrières scolaires s’enrayent bien plus tôt, parfois dès l’école primaire où nous allouons moins d’argent public que la plupart de nos voisins, sachant de plus que particulièrement peu de filières de « secondes chances » sont financées pour ceux qui ont raté leur formation initiale.

Plus de diplômés ne suffit pas à créer de l’emploi

Les considérations d’efficacité ne débouchent pas sur des conclusions plus univoques : on sait bien aujourd’hui que si, à un niveau global, on peut déceler une corrélation entre niveau d’éducation d’un pays et bonne santé économique, les choses ne sont pas si nettes quand on compare des situations proches – l’Allemagne et la France par exemple – ; le pays présenté comme le bon élève de l’Europe n’est pas, tant s’en faut, celui qui a le plus développé son enseignement supérieur, tout simplement parce que bien d’autres facteurs déterminent cette bonne santé économique et qu’il ne suffit pas, comme certains ont l’air de le penser, de former plus de diplômés pour créer de la richesse et de l’emploi.

Poser la question du financement de ce niveau d’enseignement est une première brèche salutaire dans ce consensus global du « 60 % ». Mais il faut aller plus loin et poser toute une série de questions plus précises : qui paie et qui gagne à ce niveau d’enseignement, et non seulement en moyenne mais en portant l’analyse au sein des filières du supérieur, dont on connaît la grande diversité, depuis les grandes écoles jusqu’aux sections de techniciens supérieurs.

Loin de nous l’ambition de traiter de toutes ces questions (d’autres réflexions ont été publiées dans Conversation, notamment celle de Claudio Galderisi). Contentons-nous d’évoquer quelques questions relativement taboues, qui toutes débouchent sur la nécessité de ne pas se contenter de chiffres moyens pour l’ensemble du supérieur.

Des coûts variables selon les filières

La première est classique : le coût d’un étudiant varie de manière spectaculaire selon les filières. Rappelons notamment les analyses de l’économiste S.Zuber (« Évolution de la concentration de la dépense d’éducation en France », Éducation et Formations, 2004, n°70), montrant que le coût d’un étudiant est 15 fois plus élevé dans les grandes écoles de la fonction publique (les ENS par exemple) qu’en premier cycle de droit (l’écart n’étant « que » de 14 quand on ne considère que les très grandes écoles qui ne distribuent pas des présalaires aux heureux élus).

On ne saurait sans autre forme de procès considérer que ces différences abyssales traduisent les qualités inégales des formations ; mais une chose est sûre, ces formations inégalement coûteuses débouchent sur des insertions professionnelles inégalement rentables : ce n’est que pour ces grandes écoles que les chances de s’insérer comme cadres sont supérieures à 70 %, alors qu’elles n’atteignent pas 50 % pour les titulaires d’un Master, la situation étant intermédiaire pour les docteurs. Ces formations accueillent aussi des publics inégalement favorisés… D’où un risque de redistribution à l’envers : d’après les chiffres de Zuber, dans la génération née en 1976, les 1 % les mieux lotis ont reçu 3 % de la dépense publique allouée à leur génération.

La solution, dira-t-on, est d’aligner les ressources financières des universités… Mais avant de répondre le cœur sur la main, il faut se poser une autre question, en commençant par rappeler pourquoi, dans les pays modernes, l’État finance l’éducation.

Une raison importante est qu’il en attend des bénéfices pour l’ensemble du pays, ce qu’on appellera des rendements publics (ou sociaux). Dans aucun pays, il ne viendrait à l’idée de financer des apprentissages dont les bénéfices sont considérés comme purement privés (leçons de yoga ou de peinture par exemple).

Rendements privés et rendements publics

La question est donc de savoir jusqu’où un financement public est légitime selon qu’il concerne des formations qui apportent des bénéfices collectifs ou qui, au contraire apportent avant tout des bénéfices privés.

C’est évidemment une question délicate, mais elle affleure de temps en temps dans le débat public : par exemple quand on cherche à attirer plus de candidats vers les métiers de l’enseignement, utiles socialement et peu rentables sur le plan privé ; on juge alors légitime de mobiliser des fonds publics.

Il existe aussi des filières à la fois rentables socialement et de manière privée, comme les études médicales ou certaines grandes écoles, et ce n’est pas un hasard si alors la question de financements via des prêts d’études est souvent abordée.

Mais il existe aussi de nombreuses situations plus difficiles à caractériser. On sait, grâce aux multiples travaux sur le déclassement, que de nombreux diplômés s’insèrent bien en deçà du niveau espéré (par exemple, moins de la moitié des titulaires de Master sont, 5 ans après la sortie de leurs études, cadres (enseignants compris).

Cela ne veut pas dire ni qu’ils n’ont pas apprécié leurs études ni que celles-ci ne sont pour rien eu égard à leur recrutement ; elles mêlent donc sans doute des aspects « bien de consommation » privé et des aspects « investissement » privé. Mais la question de la rentabilité publique de ces études ne doit pas être écartée, même si l’argument de la paix sociale – dans le doute, que la liberté de tous l’emporte – n’est pas négligeable.

Une chose est sûre, il faut parler des coûts : bien voir ce que l’État finance, ce que les personnes financent et comment se distribuent les bénéfices ultérieurs. Les questions de bourses, de frais d’inscriptions et de prêts d’études ou autres doivent être traitées en tenant compte de cette diversité des coûts et des bénéfices.

Sans exclure des questions plus générales de régulation des flux : dès lors que l’on entend conserver une large ouverture du supérieur – qui conduit à ce que presque la moitié des bacheliers soit inscrits en PACES (filière santé, droit, psychologie) ou STAPS –, et qu’on ne se fait plus guère d’illusion sur les portées de l’orientation purement indicative, une modulation des frais et des aides selon les filières (et bien sûr selon les profils sociaux des étudiants) est peut-être la seule solution.

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