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Portugal : élections sous haute tension

Pedro Nuno Santos lève le poing
Pedro Nuno Santos après son élection à la tête du Parti socialiste portugais à Lisbonne, le 7 janvier 2024. Il sera le candidat de son parti à la succession d’Antonio Costa, qui a démissionné de ses fonctions de premier ministre novembre, dans le cadre d’une enquête pour corruption. Patricia De Melo Moreira/AFP

« Ah ! les affaires, quelle eau trouble, empoisonnée et salissante ! », écrit Émile Zola en 1898 dans son roman Paris peu après le scandale du canal de Panama, au moment de s’engager dans la tempête de l’affaire Dreyfus. Comme un écho lointain, le premier ministre portugais Antonio Costa martèle « évidemment » – « obviamente ! » – en annonçant sa soudaine démission le 7 novembre 2023.

« Évidemment », une fois considéré, non sans dignité, que ses fonctions ne sont pas compatibles avec la moindre suspicion mettant en cause son intégrité dans une sombre affaire de corruption où seraient impliqués certains de ses proches, dont son chef de cabinet et l’un de ses principaux conseillers, sans compter son propre ministre des Infrastructures. « Évidemment », puisque des écoutes téléphoniques, diligentées par le ministère public, semblent l’attester.

Sauf que, une fois la démission annoncée et la décision prise dans la foulée par le président de la République de convoquer des élections législatives anticipées, les chefs d’accusation s’avèrent flous. L’affaire des écoutes téléphoniques révèle même une confusion de noms entre le chef du gouvernement et son ministre de l’Économie, Antonio Costa Silva.

Procureure générale de la République portugaise depuis 2018, Lucília Gago en sort ébranlée. D’aucuns laissent entendre que l’affaire fait « pschitt », avec beaucoup de bruit pour rien. Une affaire en « eau trouble, empoisonnée et salissante », à l’arrière-goût amer, propice à toutes les interrogations et inquiétudes quant à l’issue du scrutin programmé le 10 mars prochain.

Pourquoi voter de nouveau ?

« C’est une étape qui se clôt », a précisé le premier ministre en annonçant sa démission, mettant un terme à huit années de présidence du Conseil. Avant de préciser quelques jours plus tard qu’il n’occuperait plus de charges publiques au Portugal, renonçant également à sa fonction de secrétaire général du Parti socialiste qu’il exerçait depuis 2014. De fait, c’est une page qui se tourne avec l’effacement contraint de la personnalité politique phare de la vie politique portugaise des dix dernières années, par ailleurs figure de proue de la social-démocratie européenne.

Antonio Costa, premier ministre du Portugal, arrive à une réunion du Conseil européen le 30 juin 2019 à Bruxelles. Alexandros Michailidis/Shutterstock

Alors qu’Antonio Costa avait remporté haut la main les élections législatives anticipées en janvier 2022, le PS obtenant la majorité absolue des sièges au Parlement, comment en est-on arrivé là ?

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La démission du premier ministre s’inscrit dans un climat fortement dégradé depuis fin 2022, sous l’ombre portée du « TAPgate », la compagnie aérienne nationale en voie de privatisation dont le nom a été accolé à divers scandales et démissions au sein du gouvernement. Dont celle, le 4 janvier 2023, de Pedro Nuno Santos, influent ministre des Infrastructures et du Logement, pour couvrir sa secrétaire d’État, ancienne salariée de la TAP accusée d’avoir perçu une importante indemnité lors de son départ de la compagnie.

Antonio Costa démissionne après une enquête pour corruption.

À la fin du printemps 2023, le successeur de Pedro Nuno Santos, João Galamba, est déjà sur la sellette, en raison de son rôle jugé équivoque dans l’attribution de juteuses concessions pour l’exploration de lithium – l’une des grandes richesses du Portugal de demain – lorsqu’il était secrétaire d’État à l’Énergie. Antonio Costa refuse alors de démettre Joao Galamba de ses fonctions, comme le réclame pourtant avec vigueur le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa, professeur de droit et président du PSD (parti social-démocrate, centre droit) de 1996 à 1999, élu début 2016 et réélu en 2021 dès le premier tour.

C’est le début d’une séquence qui s’est refermée début novembre avec la démission du premier ministre. Une séquence qui souligne les limites d’une cohabitation, souvent montrée en exemple depuis 2016, entre un chef de l’État et un chef du gouvernement de sensibilités politiques différentes. Et qui illustre toutes les ambiguïtés de la nature d’un régime qualifié le plus souvent de semi-présidentiel depuis l’adoption de la Constitution en 1976 et, avec l’apparition du fait majoritaire en 1987, de « mixte parlementaire-présidentiel » ou de « premier-présidentiel », voire de « parlementariste à correction présidentielle ».

Par son droit de veto suspensif et, surtout, de dissolution de l’Assemblée de la République – la chambre unique du Parlement portugais –, le chef de l’État dispose de pouvoirs constitutionnels importants qui lui permettent de peser dans le jeu politique. Et cela, d’autant plus lorsque le président de la République se révèle particulièrement habile et visible sur la scène médiatique, comme c’est le cas de Marcelo Rebelo de Sousa.

Marcelo Rebelo De Sousa, président de la République portugaise depuis 2016. Drop of Light/Shutterstock

Avec la majorité absolue obtenue par le Parti socialiste en janvier 2022, lors d’élections législatives anticipées suite à la mise en minorité du gouvernement d’Antonio Costa sur le vote du budget 2022, l’espace politique et médiatique du chef de l’État s’était mécaniquement réduit.

La décision de celui-ci de recourir à de nouvelles élections législatives anticipées s’inscrit dans ce contexte de tension institutionnelle et médiatique, alors qu’un autre choix était possible : celui d’accepter la démission du premier ministre en nommant une personnalité issue du parti disposant de la majorité au Parlement, comme cela avait été le cas à l’été 2004 et début 1981.

Un choix risqué

En ouvrant cette nouvelle séquence électorale, deux ans seulement après les précédentes législatives, le chef de l’État a opté pour la solution de retourner aux urnes malgré l’avis réservé du Conseil d’État le 9 novembre. C’est le choix d’un vote démocratique pour donner aux électeurs la possibilité de s’exprimer et de clarifier la situation, non sans arrière-pensée politique peut-être : le président espère probablement que le scrutin permettra de remettre en selle le PSD.

Mais c’est un choix risqué au regard du contexte qui a conduit à la démission du chef du gouvernement, sur fond de ténébreuse affaire de favoritisme, sinon de corruption, dont la justice n’a pu établir pour l’heure la véracité. Cette discordance des temps judiciaire, politique et médiatique renforce le climat de défiance à l’égard d’une classe politique souvent pointée du doigt, avec les effets en cascade de ces scandales de corruption.

Ces spillover effects érodent la confiance dans les institutions, tout en nourrissant un sentiment délétère d’impunité. Entre classement sans suite comme dans l’affaire José Socrates au printemps 2021 – après sept ans d’instruction, les charges de corruption active pesant sur l’ancien premier ministre (PS) de 2005 à 2011, incarcéré en 2014 et 2015, ont été abandonnées – et syndrome Lava Jato qui, dans le cas brésilien, a montré tous les dangers depuis la destitution de la présidente Dilma Rousseff à l’été 2016, perçue comme un coup d’État judiciaire ayant ouvert la voie à l’extrême droite et Jair Bolsonaro, entre « business as usual » et « catch me if you can », l’opinion publique oscille, déboussolée et désenchantée.

José Socrates mis en cause et arrêté dans une affaire de corruption.

Autant dire qu’avec l’émergence en 2019 du parti d’extrême droite Chega, le choix de recourir à de nouvelles élections se fait sous haute tension. Le parti fondé et dirigé par André Ventura, jeune transfuge du PSD élu député en octobre 2019, a rapidement occupé l’espace médiatique et pesé sur la recomposition de la droite, alors que le Portugal avait longtemps été épargné par l’onde de droite radicale populiste observée ailleurs en Europe.

Avec ses 12 députés à l’Assemblée (sur 230) et les 7,5 % de suffrages obtenus aux législatives de janvier 2022, Chega ne peut que viser plus haut, les sondages le créditant de plus de 15 % d’intentions de vote – soit, avec la représentation proportionnelle, au moins une trentaine d’élus au Parlement. Plus encore que l’immigration, le principal carburant de ce parti est la dénonciation de « la corruption des élites ». Chega appelle à une grande lessive, qui devrait commencer par le Parti socialiste. Des affiches grand format sont placardées dans les rues en 2023 ; André Ventura y apparaît en « chevalier blanc » de la démocratie avec comme slogan « Le Portugal a besoin d’un grand nettoyage ».

Une majorité introuvable ?

Face à ce danger, les deux principaux partis de gouvernement, PS et PSD, s’organisent. Le PS tente de tourner la page d’un Antonio Costa resté très actif, avec l’élection mi-décembre de son nouveau secrétaire général Pedro Nuno Santos, 46 ans, ancien ministre des Relations avec le Parlement (2015-2019), puis des Infrastructures et du Logement (2019-2022).

Élu avec près des deux tiers des suffrages au terme d’une primaire interne l’ayant opposé à un candidat plus centriste, Pedro Nuno Santos entend bien succéder à Antonio Costa comme premier ministre et incarner la stabilité. Il a rapidement réorganisé le PS, dont le solide ancrage local constitue un précieux atout, sans exclure une nouvelle alliance à gauche avec le Bloco de Esquerda (Bloc de Gauche), en revitalisant l’idée d’une nouvelle geringonça, ce « bidule brinquebalant » qui avait fonctionné entre 2015 et 2019.

Quant au PSD, en proie depuis 2015 à une crise de leadership et aux coups de boutoir de Chega, il tente d’incarner l’espoir à droite d’un retour au pouvoir, suite à sa « victoire volée » d’octobre 2015, quand la coalition PSD-CDS (Centre démocratique et social) était arrivée en tête sans pouvoir gouverner, mise en minorité à l’Assemblée suite au vote d’une motion de censure par l’ensemble des forces de gauche, donnant naissance à la geringonça.

Ces nouvelles élections législatives, deux ans après l’échec de janvier 2022, semblent donner à la droite une occasion inespérée de reprendre l’ascendant. Sous la direction de son nouveau président élu à l’été 2022, Luís Montenegro, le PSD a opté pour la solution d’une nouvelle coalition avec le CDS, absent au Parlement depuis 2022, et le petit Parti populaire monarchiste (PPM), revitalisant la légendaire « Alliance démocratique », vainqueur des élections fin 1979 autour de Francisco Sá Carneiro, leader charismatique du centre droit, nommé premier ministre avant de disparaître tragiquement dans un accident d’avion en décembre 1980.

On le voit bien, c’est la solution des alliances qui est privilégiée pour tenter d’obtenir une majorité à l’Assemblée. En l’état, aucun parti ne paraît en mesure de recueillir seul une majorité claire, sinon absolue. Si, à gauche, la voie d’une nouvelle geringonça semble s’esquisser, à droite l’épouvantail Chega pèse sur la recomposition de cette famille politique.

Malgré les dénégations de son président, d’aucuns suspectent le PSD de ne pas exclure une alliance avec Chega, afin de réunir une majorité parlementaire pour gouverner. Avec comme précédent le cas de l’assemblée régionale des Açores où deux conseillers Chega avaient fourni l’appoint en 2020 pour faire basculer au PSD cette région autonome.

Santiago Abascal, leader du parti d’extrême droite espagnol Vox et Andre Ventura, leader du parti d’extrême droite portugais Chega, durant la campagne des élections législatives portugaises de 2022. Flickr

Entre normalisation rapide et lutte pour l’hégémonie, Chega a déjà débauché quelques élus du PSD, cherchant à s’affirmer comme le principal parti de droite, « l’unique chemin pour battre le socialisme au Portugal », comme l’a de nouveau déclaré son président André Ventura, réélu avec plus de 98 % des voix lors de la sixième convention nationale de sa formation les 13 et 14 janvier 2024.

25 avril toujours ?

Avec pour toile de fond les commémorations du 50e anniversaire de la Révolution des Œillets en avril prochain, ces élections sont bien sous haute tension. Certains acquis du 25 avril 1974 – à commencer par la Constitution « marxiste maçonnique » de 1976 – sont clairement dans le viseur de Chega, dont le président vient de déclarer que le choix se fera entre « le Portugal de 2024 », qu’il prétend incarner, et « le Portugal de 1974 », celui de Pedro Nuno Santos.

Nul doute que le système politique portugais peut de nouveau se révéler « résilient », malgré – ou peut-être grâce à – un taux d’abstention élevé, un faible intérêt pour la politique et le vieillissement de l’électorat.

Nul doute également que la société portugaise se révèle l’une des plus ouvertes à l’immigration, comme l’ont rappelé les enquêtes de European Social Survey en 2023. Chega et Ventura peuvent connaître un revers analogue à celui de Vox et de Santiago Abascal en Espagne lors des législatives de juillet 2023.

Mais le vote du 10 mars pourrait se révéler un pari risqué si, faute de majorité parlementaire, la stabilité qui a dominé la vie politique portugaise depuis une quarantaine d’année, était remise en cause. Née du 25 avril, la démocratie a montré jusqu’ici sa solidité. Alors, « 25 de Abril sempre ! » (25 avril toujours !) ?

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