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Avion et bateau de marchandise
Comment décarboner les transports aérien et maritime ? L'hydrogène est une piste intéressante… à certaines conditions. Unsplash et Shutterstock

Pour décarboner le transport par avion et par bateau, l’hydrogène ne sera utile que si la demande baisse

Le 9 octobre dernier, le Conseil de l’Union européenne adoptait le règlement Refuel EU Aviation. Quelques mois plus tôt, en juillet, c’était le règlement Fuel EU Maritime. Les deux fixent des objectifs pour développer les carburants durables dans les secteurs aéronautique et maritime pour 2025 et 2050 : par carburants durables, on entend les biocarburants – issus de la biomasse – et les électrocarburants, qui désignent des carburants liquides ou gazeux, synthétisés à partir d’hydrogène : e-kérosène, e-méthanol, e-ammoniac, e-méthane.

La part de ces carburants durables dans l’aviation devrait ainsi atteindre les 70 % minimum en 2050. Au même horizon, l’intensité en gaz à effet de serre des carburants utilisés dans les navires – c’est-à-dire la quantité de gaz à effet de serre émis lors de la production et la combustion de ces carburants, rapportée à l’énergie utile qu’ils contiennent – est censée chuter de 80 %.

Dans un avis qui vient d’être publié, l’Agence de la transition écologique (Ademe) se concentre sur le rôle des électro-carburants dans cette transition. Et les chiffres sont clairs : les deux secteurs vont devoir se mettre, eux aussi, à la sobriété, sauf à vouloir dédier une part plus que conséquente de la production d’énergie du pays pour ces transports, au détriment d’autres secteurs.


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Des secteurs difficiles à décarboner

Précisons que peu d’options technologiques existent pour décarboner ces secteurs fortement émetteurs, alors que c’est urgent : ils représentaient ensemble, en 2019, 19,6 % des émissions de GES des transports en France. Et les industriels ne semblent pas envisager un ralentissement du trafic.

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Ajoutons qu’il est par ailleurs impossible d’électrifier ces modes de transport – si ce n’est pour le court courrier et l’aviation d’affaires qui pourraient passer à la batterie, mais ils ne concernent qu’une poignée de personnes : pour la majorité des avions et des bateaux, il n’est pas réaliste ou faisable de les équiper de batteries, pour des raisons de masse et de distance à parcourir. Dans certains cas, une hybridation peut toutefois être envisageable, ainsi qu’en complément d’aides véliques, où l’on tire parti du vent.

D’où la focalisation des nouveaux règlements européens sur les biocarburants et les électrocarburants (ou e-carburants). Ces derniers, auxquels on s’intéresse ici, requièrent pour leur production, de l’hydrogène (produite par électrolyse de l’eau) et du CO2 (captage, transport et utilisation), qui devra être non fossile après de 2040.

Dans son avis, l’Ademe a quantifié les volumes d’électricité et de CO2 nécessaires à la production des quantités d’hydrogène et de ses électro-carburants dérivés qui permettraient la décarbonation de ces secteurs. Dans le cas du transport maritime, elle s’appuie sur l’hypothèse d’une apport de 22 % de biocarburants en renfort. Elle part aussi du principe que le CO2 utilisé est d’origine biogénique – CO2 du cycle des plantes, pouvant par exemple être un coproduit de la méthanisation ou de l’industrie du papier/carton.

Elle conclut que ces carburants ne suffiront pas, et qu’une démarche de sobriété dans les secteurs aériens et maritimes est indispensable.

Deux scénarios envisagés

Pour obtenir ces chiffres, l’ADEME a envisagé deux scénarios :

  • l’un où la demande en énergie serait basse – comme l’avait modélisé l’Ademe en 2021 dans les scénarios Transition(s) 2050, soit 35 % de moins qu’aujourd’hui.

  • et l’autre où elle bondirait de 70 %, comme l’anticipent les filières professionnelles des deux secteurs qui misent sur une progression du trafic.

Ces estimations varient aussi en fonction des performances espérées pour ces carburants, avec des options plus ou moins optimistes. Les meilleures perspectives – sur lesquelles misent les industriels – comme les plus pessimistes ont ainsi été envisagées.

Car de fortes incertitudes demeurent, notamment sur la fabrication du kérosène pour lequel le procédé Fischer-Tropsch, qui doit opérer la combinaison du dioxyde de carbone avec l’hydrogène pour synthétiser des hydrocarbures, reste à valider.

Enfin, l’étude part de l’hypothèse selon laquelle ces e-carburants seraient produits en France à 100 % pour les vols domestiques et la navigation nationale, et à 50 % pour les vols internationaux et les navigations internationales. Une hypothèse ambitieuse puisqu’aujourd’hui, à titre d’exemple, 20 % des navires internationaux qui desservent la France font le plein de carburant en France. Elle est toutefois en phase avec la volonté des ports français de se positionner sur les nouveaux carburants.

Des besoins d’énergie accrus

Les résultats laissent apparaître que la décarbonation des deux secteurs exigera, quoi qu’il arrive, des quantités colossales d’électricité et de CO2 au regard de notre capacité à en produire d’ici à 2050.

Dans le scénario le plus énergivore, qui suppose une demande élevée en e-carburants, elle nécessiterait 175 TWh en électricité – soit environ 13 réacteurs nucléaires EPR – et nécessiterait 18,6 Mt de CO2 biogénique.

Pour comprendre le problème, ces chiffres sont à mettre en perspective avec la production électrique renouvelable ou bas carbone totale envisagée à horizon 2050 en France qui pourrait être comprise entre 525 TWh et environ 700 TWh, sans prendre en compte ces nouveaux besoins : le scénario Sobriété de RTE (évalué à 555TWhé en 2050) ou le scénario S2 de l’Ademe – plutôt sobre – l’évalue à 525 Térawatts-heure d’électricité (TWhé) par an.

Le scénario N2 Futurs énergétiques élaboré par RTE l’estime quant à lui à 688 TWhé.

L’autre sujet, ce sont les gisements de CO2 biogéniques disponibles : ils sont évalués à 16 mégatonnes de CO2 (MTCO2) dans le scénario S3 de l’Ademe, qui mobilise le plus la biomasse comme source d’énergie. C’est moins que le besoin pour ces seuls secteurs. Sans compter que cet usage du CO2 entre en concurrence avec celui à stocker pour atteindre la neutralité carbone.

Autrement dit : en cas de forte progression des trafics aérien et maritime d’ici à 2050, les ressources dédiées à leur décarbonation représenteraient ¼ de l’électricité renouvelable ou bas carbone du pays et bien plus que le CO2 biogénique disponible.

À gauche, estimation des besoins en électricité (en Twhé) selon la demande et les hypothèses technologiques, à droite estimation des besoins en CO₂ selon la demande et les hypothèses technologiques. Ademe, CC BY-NC-ND

La nécessité de contenir la demande

Ces chiffres montrent qu’une telle trajectoire est vraisemblablement insoutenable. L’autre chemin, qui mise sur une demande contenue en carburants, apparaît déjà plus réaliste. Misant sur une hausse modérée du trafic, l’Ademe évalue que les besoins en ressources atteindraient 44 à 68 TWhé par an, et et entre 5,8 et 7,3 MtCO2 par an pour les besoins en CO2 biogénique.

Dans ce cas d’un déploiement « raisonné » des e-carburants, souhaitable pour ne pas pénaliser les autres secteurs qui auront besoin d’électricité et de CO2 pour se décarboner (industrie et transport notamment), les objectifs européens de décarbonation sur l’aérien et le maritime semblent atteignables, avec une production en France.

Cela nécessiterait toutefois la priorisation des ressources électriques et CO2 à l’échelle nationale, par exemple au sein de la future Stratégie Française Énergie Climat, actuellement en préparation.

Mais il apparaît indispensable, en parallèle, de développer des politiques à court terme de modération de la croissance du trafic international, et de report vers d’autres modes de déplacement pour les courts courriers.

Encore beaucoup d’incertitudes

Notons par ailleurs que l’avis présente des limites et qu’il faudra approfondir à l’avenir certains aspects.

Il part d’une part de l’hypothèse que tous les e-carburants seront produits en France. Or la localisation des sites de production dépendra de plusieurs facteurs, notamment, de la présence d’une source de CO2 biogénique à proximité et de son coût, ainsi que de la disponibilité du réseau électrique pour le raccordement de l’électrolyseur.

L’évaluation environnementale complète des e-carburants pour l’ensemble de la chaîne sera par ailleurs à approfondir. Les e-carburants ont une empreinte carbone non nulle qui devra être précisée, selon le mode de production et les ressources utilisées. Un doute plane notamment sur le CO2 : sera-t-il vraiment biogénique, ne contribuant ainsi pas à l’effet de serre ? Le règlement européen laisse la possibilité, jusqu’à 2040 d’utiliser du CO2 fossile… il faudra s’assurer qu’à échéance, cette possibilité ne soit pas maintenue.

Dans le cas inverse, l’impact carbone serait bien plus important et le bénéfice à les utiliser réduit. Par ailleurs, si les ressources en CO2 biogénique n’étaient pas suffisantes, certains suggèrent de capter ce CO2 dans l’air, par le recours à la technologie DAC (Direct Air Capture) : certes, mais cette technologie, non mature à date, engendrerait des consommations énergétiques additionnelles (électricité, chaleur) qu’il faudrait alors considérer.

D’autres aspects sont à prendre en compte, comme les traînées de vapeur d’eau (contrails), dont on découvre peu à peu le poids dans les émissions de GES induites par un vol en avion – les e-carburants n’auront pas en la matière d’effet positif.

Si les e-carburants pourraient avoir des applications prometteuses pour l’aérien comme pour le maritime, ils ne remplaceront pas un changement des usages et il faut avoir conscience que l’équation comporte encore de nombreuses inconnues.

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