Vous connaissez certainement le « Black Friday » mais avez-vous déjà entendu parler du « jour des célibataires » en Chine, ou « Singles’ Day », dont l’édition 2020 s’est clôturée sur un chiffre d’affaires record de 74,1 milliards de dollars pour le géant du e-commerce Alibaba, soit une hausse des ventes de 93 % comparé à 2019 ?
À l’origine, il s’agissait d’une anti-Saint-Valentin célébrée dans l’empire du Milieu, l’occasion de s’offrir des cadeaux à soi-même, raison pour laquelle l’opération avait lieu aux dates symboliques du 11 novembre (le 11/11) ou double 11.
Initiée par Alibaba, l’opération commerciale permettait de se faire plaisir en bénéficiant d’offres promotionnelles. En 2009, première année de lancement, l’opération se déroulait sur 24 heures et comptait 27 marques offrant des réductions jusqu’à 50 % et une livraison gratuite. En un peu plus de 10 ans, cet événement est devenu « LE » festival du shopping mondial dans toute sa splendeur. L’édition 2020 a compté près de 250 000 marques et environ 800 millions de clients selon Jiang Fan, le président de Tmall.
Le record de ventes générées s’explique d’une part par une ouverture des pré-commandes le 21 octobre et deux fenêtres de ventes l’une début novembre, l’autre le 11 novembre et d’autre part, par la présence massive de grands groupes affectés par la fermeture de magasins en Europe ou aux États-Unis.
Ainsi Apple, l’Oréal, Estée Lauder, Nike, Lancôme et Adidas ont chacun réalisé plus de 150 millions de dollars de chiffre d’affaires. Il est important de préciser que ce festival du shopping en Chine ne repose pas uniquement sur des remises de prix (ce qui est le cas pour les opérations commerciales de fin d’année aux États-Unis) mais propose une multitude d’événements avec par exemple la présence de stars comme Michael Jordan cette année, des concerts retransmis en direct devant des millions de clients potentiels et surtout des offres d’éditions limitées, ce qui attire les maisons de Luxe. Cartier aurait ainsi présenté un collier de 28 millions de dollars lors d’un évènement retransmis en direct devant plus de 800 000 personnes. Enfin, un autre élément distinctif particulièrement attractif pour les groupes de luxe est la présence des “KOL” (Key Opinion Leaders) qui mettent en avant les produits des marques et deviennent de vrais prescripteurs.
Une opportunité pour le luxe
Certes, les produits technologiques ont toujours la cote mais on note que de plus en plus de marques de luxe sont représentées. En 2020, plus de 200 marques ont participé à l’événement via Luxury Pavilion, la plate-forme d’Alibaba dédiée au luxe. Des marques françaises, italiennes, anglaises ou américaines telles Balenciaga, Cartier, Kenzo, Prada, Rimowa, Vacheron Constantin, Piaget, Burberry, Coach ou Michael Kors, pour ne citer que quelques exemples, ont ainsi eu la possibilité de séduire les jeunes consommateurs chinois qui réalisent désormais 30 % de leurs achats de luxe en ligne.
Les maisons américaines auraient cette année remporté la part du lion avec 5,4 milliards de chiffre d’affaires avec deux marques de luxe accessible Coach et Michael Kors ayant franchi la barre des 100 millions de dollars de ventes sur Alibaba et JD.com.
Selon la dernière étude, BCG et Tencent Digital Luxury Report 2020, le marché chinois du luxe est celui qui est reparti le plus tôt et celui qui représente le plus grand potentiel de croissance avec une progression prévue de 20 à 30 % dans un marché du luxe globalement affecté. Les grands acteurs à l’instar de Kering, LVMH, Richemont ne pouvaient donc pas faire l’impasse de leur présence.
Ils ont d’ailleurs vu leurs ventes augmenter de 150 % sur cette édition et le Singles’ Day sera peut-être le prochain rendez-vous à ne pas manquer. Il semblerait en effet que « Singles’ Day » soit en passe de détrôner le « Black Friday » en attirant de plus en plus de marques de tous pays et de tous secteurs y compris dans le luxe.
Un « Black Friday » 2020 bien particulier
Selon l’étude Thanksgiving week-end Shopping in the US (Statista), les Américains seraient 57 % à indiquer ne pas vouloir se rendre en magasin pour des raisons de sécurité en pleine crise sanitaire. Les sites de e-commerce, qui ont étalé leur période de promotion, devraient donc voir leurs ventes progresser cette fin d’année. Selon Statista, la hausse serait d’environ 35 % en 2020.
Cependant, en cumulant les opérations de Thanksgiving, Black Friday, Small Business Saturday et Cyber Monday, ces ventes en ligne devraient atteindre les 34 milliards de dollars cette année, deux fois moins qu’Alibaba lors du « Single’s Day » en Chine.
Le contexte sanitaire devrait encore peser davantage en Europe, où le “Black Friday” a fait son apparition il y a quelques années. Si les chiffres de 2019 avaient montré un nouvel engouement pour ce type d’opérations, notamment au Royaume-Uni, les tendances pour 2020 semblent moins optimistes.
D’après les dernières estimations de Statista, les principaux pays d’Europe auraient soit annulé leurs plans initiaux (environ 30 % des distributeurs au Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne ou France) soit réduit la voilure pour leur campagne 2020.
En France, à la suite de la demande du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, la fédération des commerces a accepté de décaler l’édition 2020 au 4 décembre 2020 en espérant que la proximité des fêtes de Noël incitera les clients à acheter.
Même si une grande partie des achats est réalisée en ligne lors de ces opérations commerciales, les clients pourraient revenir en magasin. Reste néanmoins à voir si les Français se mobiliseront aussi bien pour des raisons de sécurité sanitaire que dans un souci de consommation responsable. En effet, en 2019, 43 % des Français se prononçaient en faveur de la suppression du “Black Friday”, préoccupés par des questions environnementales.
Peut-on dès lors expliquer les différences entre le « Black Friday » et le « Single’s Day » par des comportements d’achats spécifiques entre les États-Unis, l’Europe et l’empire du Milieu ? Dans les deux premiers cas, les clients semblent à la recherche de bonnes affaires dans un contexte économique et sanitaire difficile. Dans le second, l’appétit des consommateurs chinois laisse entendre que le shopping devient un réel divertissement.
Dans Covid-19 et détresse psychologique : 2020, l’odyssée du confinement du psychiatre Nicolas Franck, l’auteur indique que le stress peut faciliter des troubles mentaux plus ou moins graves selon les individus et entraîner certains types de comportements ou de consommation. Ainsi, il mentionne qu’une perte de liberté peut entraîner l’impossibilité de réfréner un comportement, par exemple des achats répétés.
Ne peut-on donc pas voir également une dimension psychologique dans les comportements d’achat qui ont suivi les périodes de confinement ? Alors qu’aux États-Unis et en Europe, la pandémie continue à frapper et que les confinements demeurent plus ou moins stricts, la Chine est sortie de cette phase et ses habitants célèbrent peut-être quelque part le retour à la vie normale ou à la vie tout court.
Comme le rappelait Shirley Li, professeur à Hongkong, dans une interview récente à la BBC, « une fois la peur de la mort écartée, les Chinois veulent vivre l’instant présent et se remettent à acheter ». Raison de plus pour les marques internationales de se tourner encore davantage vers la Chine.