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Pourquoi certaines innovations très prometteuses ne se diffusent jamais

Malgré tous leurs atouts, les véhicules électriques de la société Better Place ne se sont jamais imposés sur le marché. Rosenfeld Media / Flickr, CC BY

À l’approche de l’année 2020, on pourrait penser que nous sommes sur le point de transiter vers un système de transport plus durable basé sur l’électricité. Pourtant, les véhicules électriques (VE) représentent moins de 0,5 % des voitures en circulation à travers le monde et de nombreux producteurs et consommateurs se montrent encore hésitants. Il est temps d’affronter la réalité.

En 2007, tout semblait progresser dans la bonne direction. La société Better Place se donnait pour mission de supprimer le pétrole du transport personnel à l’horizon 2020. L’entreprise, basée dans la Silicon Valley, proposait un modèle commercial révolutionnaire, axé sur les véhicules électriques. S’appuyant sur un PDG expérimenté, une infrastructure sophistiquée permettant de remplacer la batterie à plat d’un VE en seulement deux minutes, un véhicule mis au point par Renault-Nissan, l’engouement des médias et 900 millions de dollars en capital-risque, l’entreprise semblait vouée au succès.

Toutefois, après les premiers déploiements en 2012 au Danemark et en Israël, la demande trimestrielle n’a jamais dépassé la centaine de véhicules et Better Place a déposé le bilan en novembre 2013. Cet échec retentissant signa sa fin et porta un coup dur à la transition vers un avenir faisant la part belle au transport durable.

Les racines collectives de l’échec

Que s’est-il passé ? Better Place a souffert de ce que nous appelons un problème d’action collective. À sa création, de nombreux éléments nécessaires au lancement du marché manquaient. Les consommateurs n’étaient pas encore prêts à envisager la conduite électrique. Il n’y avait pas de chaîne de valeur pour les producteurs qui permette un certain degré d’efficience, d’adaptation et de variation au niveau de la production. Aucune option de recharge complémentaire n’était en place. Et il n’existait pas de réglementation efficace et favorable.

Dans de telles situations de grande incertitude concernant la formation du marché, les entreprises sont confrontées à un certain nombre de questions cruciales. Quelles sont les mesures requises pour établir un marché fonctionnel ? Les risques encourus en cas d’échec ? Qui devrait prendre quelles mesures, et quand ? Dans quelles conditions les acteurs devraient-ils collaborer plutôt qu’agir de manière indépendante pour parvenir à créer un marché fonctionnel ?

Dans notre article de recherche, nous avons identifié comment et quand des problèmes d’action collective peuvent entraver la formation du marché et quels types de solutions déployer pour résoudre ces problèmes. Nos conclusions sont schématisées sur une carte impliquant quatre « régimes de formation de marché ».

Enjeux en matière d’offre et de demande pendant la formation du marché, soulignant les régimes avec une incertitude croissante sur la formation du marché (spectre de température) et des problèmes probables d’action collective. Auteurs., CC BY

Questions clés

Nous avons élaboré une série de questions pouvant aider les entreprises à identifier les difficultés spécifiques de formation du marché auxquelles elles sont confrontées et comment y remédier.

1. L’infrastructure de marché critique existe-t-elle ?

Une infrastructure de marché correspond à la « plomberie » sociale et matérielle nécessaire pour un marché fonctionnel. Elle intègre à la fois des facteurs de demande (connaissance des consommateurs des catégories de produits et reconnaissance de leur valeur) et des facteurs d’offre (normes technologiques, réseaux de distribution et modes de production convenus). Comme la réussite de l’entreprise et du marché dépendent de cette infrastructure de marché, elle peut être considérée comme un « bien collectif ».

Groupon a bénéficié d’une infrastructure de marché préexistante. Casimiro PT/Shutterstock

Une première question cruciale concerne l’envergure des défis liés à l’offre et à la demande en matière d’infrastructure du marché. Dans certains cas, cette infrastructure de marché critique existe. Le spécialiste de l’achat groupé Groupon en est un bon exemple. Si la catégorie de produit était nouvelle, elle se fondait sur des normes et pratiques connues de longue date. Cet exemple illustre le Régime I (voir graphique), dans lequel une infrastructure de marché établie existe déjà. Dans ce cas, la formation de marché se produit quand les entreprises poursuivent simplement leurs propres intérêts. Il n’y a pas de problème d’action collective.

2. Les efforts d’une entreprise peuvent-ils faire la différence ?

À l’inverse, dans de nombreux marchés émergents, les entreprises doivent surmonter de multiples problèmes d’offre et/ou de demande pour développer l’infrastructure de marché. Elles ne sont disposées à contribuer à ce développement que si leurs efforts leur confèrent un net avantage. Dans ce cas, il peut s’avérer bénéfique pour les entreprises d’être tôt sur le marché.

Le fait d’être parmi les précurseurs sur le marché a contribué au succès de VHS en son temps. Chutima Chaochaiya/Shutterstock

VHS en est un bon exemple. Dans la bataille pour dominer le marché des lecteurs vidéo, VHS a su pleinement tirer parti de son avantage en tant que précurseur, en convainquant les producteurs de films d’utiliser ce nouveau format. VHS a réussi non seulement à exclure son principal concurrent, la coalition Betamax, mais aussi à développer le marché. Différemment, pour le marché des moteurs de recherche, Google a imposé sa suprématie alors qu’elle n’occupait que la deuxième position, en adoptant des innovations inédites en matière d’infrastructure de marché, centrées sur la publicité et la recherche sur Internet.

Les deux cas illustrent une situation où le marché est incertain en raison d’une infrastructure de marché préexistante limitée, mais aussi que les entreprises voient que leurs efforts – qui contribuent également a l’avancement du marché – peuvent clairement faire la différence, et (Régime II sur le graphique). Bien que ces situations puissent permettre aux nouveaux venus de profiter gratuitement (« free ride ») des précurseurs, cela freine rarement la formation du marché.

3. La formation du marché nécessite-t-elle des contributions distinctes de la part de différentes entreprises ?

L’absence de réglementation favorable a pénalisé l’essor du Segway. Scigelova/Shutterstock

En revanche, quand les entreprises ne retirent que des bénéfices limités de leurs démarches initiales pour surmonter les difficultés d’offre et/ou de demande, la formation du marché se heurte à un obstacle de taille. À titre d’exemple, la société de gyropode Segway n’a pas réussi à transformer le transport parce qu’il n’a pas su définir un secteur de marché spécifique et qu’il lui manquait une infrastructure routière dédiée ou une réglementation favorable.

Dans certains cas, la formation du marché exige des contributions multiples mais similaires. C’était le cas de la « nouvelle cuisine », comme on l’a appelée par la suite. Les premiers restaurateurs à l’adopter couraient le risque de se voir rejetés par les clients, les collègues et de puissants critiques gastronomiques au sein d’un marché très professionnalisé, hautement conservateur et extrêmement attaché au prestige. La difficulté d’obtenir la reconnaissance d’une nouvelle catégorie de produits est un exemple des problèmes de start-up du Régime III, généralement associé à une grande incertitude en matière de demande (voir graphique). Il est possible d’atténuer les difficultés grâce à l’effort cumulé de différents acteurs. Dans le cas de la « nouvelle cuisine », c’est ce qui a contribué à asseoir sa légitimité.

Diverses contributions de divers acteurs

Parfois, une combinaison et une séquence particulières de contributions sont nécessaires pour former un marché. Des contributions spécifiques peuvent être requises de la part de nombreuses entreprises, à savoir différents producteurs et détaillants, des organismes publics, des institutions éducatives, des producteurs de biens complémentaires. Tous possèdent des capacités ou des ressources uniques, que les autres ne possèdent pas.

C’est dans ce genre de situation que se trouvait Better Place. Pour être viable en tant que fournisseur de véhicules électriques, une entreprise doit s’appuyer sur les efforts préexistants des fabricants automobiles et des producteurs de batteries, des fournisseurs d’infrastructures de recharge, ainsi que des fournisseurs de TIC. Faute de quoi, peu de consommateurs envisageront de passer aux véhicules électriques, et ceux qui le font ont le sentiment d’un produit à faible valeur. Face à une telle incertitude en matière d’offre et de demande, la plupart des entreprises sur le marché se retrouvent confrontées à des opportunités incertaines et des risques élevés, d’où leur réticence à engager des ressources essentielles pour une formation réussie du marché.

Les entreprises doivent non seulement chercher à promouvoir leurs produits individuels, mais aussi harmoniser collectivement leur position avec les autres entreprises afin de promouvoir le marché dans son ensemble et d’en assurer la pérennité. Un défi de taille pour les entreprises concerne le manque de directives ou de clarté sur ce qu’il convient de faire – devraient-elles affecter des ressources à l’éducation des consommateurs ? Travailler à une réglementation favorable ? Établir des normes de marché ? La difficulté est démultipliée quand on envisage quand et comment prendre l’une ou plusieurs de ces mesures, et lorsqu’on tente d’influencer d’autres acteurs possédant des ressources que l’on n’a pas. Telles sont les difficultés qui affectent actuellement le développement de marchés aussi divers que le voyage spatial commercial ou les insectes comestibles (entomophagie).

Le marché des insectes comestibles est loin d’être formé… Nicemyphoto/Shutterstock

Dans le Régime IV, les chances de réussite sont plus grandes en présence d’associations et d’organismes professionnels préexistants, d’entreprises ouvertes à la collaboration, ou lorsque de puissants acteurs aux ressources considérables existent déjà et peuvent assurer le leadership pour développer le marché. Le succès de la formation du marché peut nécessiter une réglementation gouvernementale favorable et bien coordonnée.

Alors quel avenir pour les véhicules électriques ? La conscience écologique et les pressions environnementales s’intensifient et le soutien local, régional et fédéral en faveur de leur développement s’accentue. Toutefois, la formation du marché reste très incertaine. Pour qu’il prospère, il est nécessaire que les producteurs et les autres acteurs consolident ces opportunités, non seulement en renforçant leur engagement individuel mais aussi en coordonnant leurs efforts.

This article was originally published in English

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