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Pourquoi enseigner l’ethnographie aux managers (à l’ère des big data) ?

Walkman, 1979. Yoshikazu TAKADA/Flickr, CC BY

Les big data font fureur dans le milieu du management et au-delà. Les entreprises s’empressent de l’intégrer, de l’adapter et de l’exploiter au sein de leur organisation. Elles sont prêtes à recruter pratiquement tout candidat dont le CV mentionne les termes de « big data » ou d’« intelligence artificielle ». Des conférences d’experts et des ateliers bondés sur les mégadonnées et le management font continuellement leur apparition, tandis que les publications professionnelles comme les revues académiques sont obsédées par les éditions spéciales consacrées à ces mots-clés quasi-magiques. Pratiquement inexistant avant 2011, les big data sont en passe de devenir le sujet le plus débattu dans la presse managériale (par exemple, The Economist, le Financial Times, le Wall Street Journal et Forbes).

Les écoles de commerce sont, elles aussi, de plus en plus nombreuses à restructurer leur offre autour des big data et des data sciences. À croire que rien d’autre n’est nécessaire. Pourtant, on parle très peu du type de compréhension et de réflexivité nécessaires face à un tel volume de données. Dans cet article, nous avançons qu’il y a beaucoup à apprendre de la recherche ethnographique – et que cette dernière devrait être enseignée aux managers obsédés par les big data.

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L’obsession des big data dans le domaine du management

Les entreprises n’ont de cesse d’exploiter les big data en vue de prédire les comportements, de profiler leurs clients et d’accroître l’efficacité de leur marketing. Ainsi, nombre d’entre elles utilisent les big data pour cibler et développer de puissants algorithmes de recommandation. Amazon suggère des produits pertinents dont l’achat est susceptible de vous intéresser, Netflix indique des films que vous pourriez avoir envie de regarder. Spotify et Pandora proposent des chansons susceptibles de vous plaire. Tandis que Zappos optimise l’intégralité de son offre de produits en conséquence. À travers ces exemples et bien d’autres évolutions connexes, on voit que les big data est déjà une réalité dans notre quotidien.

C’est indéniable, les big data offrent d’immenses avantages. Détecter des schémas de comportement des clients est un avantage pour les entreprises. C’est un moyen puissant d’affiner le profilage client et de mettre au point des stratégies de ciblage subtiles et automatisées. Cela permet surtout de mettre au jour des corrélations qui passeraient autrement inaperçues. Walmart, par exemple, se sert de ses gigantesques bases de données (ce géant du commerce de détail analyse plus de 2,5 pétaoctets par heure) afin de tenter d’identifier des corrélations inconnues dans les habitudes de consommation. De fait, l’enseigne en a effectivement trouvé beaucoup : ainsi, la consommation des fruits rouges est susceptible d’augmenter en cas de vent faible et de température inférieure à 27° C. Un temps doux, nuageux et venteux, quant à lui, incite à acheter des steaks, tandis qu’un temps chaud et sec favorisera les ventes de hamburgers.

De telles corrélations n’ont rien de nouveau – simplement elles étaient difficiles voire impossibles à détecter auparavant. C’est pourquoi les sociétés cherchent à combiner et explorer toujours plus de données, de types et de dimensions les plus variés possibles. À titre d’exemple, les compagnies d’assurance maladie demandent à leurs clients de les autoriser à accéder à leurs données d’activités Fitbit, en leur promettant à la clé un contrat d’assurance mieux adapté. De nombreux détaillants disposent de systèmes de monitoring du trafic en magasin leur permettant de suivre l’itinéraire des clients dans le magasin au fil de leurs déplacements afin d’optimiser leur efficacité marketing. En fait, les big data sont considérées comme la solution à pratiquement tout et n’importe quoi. Burger King l’a récemment utilisé pour concevoir une campagne publicitaire, avec toutefois des résultats plutôt désastreux…

Cependant, nous affirmons que l’obsession envers la collecte et l’analyse de données massives risque de devenir une fin en soi. Cela réduirait considérablement les types de conceptions et compréhensions qui sont produits, valorisés et mis en œuvre. Les managers doivent également encourager à plus de sensibilité aux connaissances socioculturelles et contextuelles, malheureusement souvent supprimées par les mécanismes de stockage des big data. Ainsi, de pures corrélations entre la météo et le comportement d’achat cachent des processus culturels qui sont à l’œuvre à un niveau plus profond, notamment le fait qu’un temps ensoleillé, sous un beau ciel bleu, « appelle » au barbecue précisément à cause du lien intrinsèque entre modes de vie et consommation.

Les limites des big data

On parle étonnamment peu des limites potentielles. Pour commencer, en raison de la soif de données toujours accrue, il ne semble pas y avoir de limite au volume de données considéré comme suffisant. Parallèlement, la collecte, le stockage, la mise à jour et la conservation des données s’avèrent, naturellement, extrêmement coûteux. En outre, beaucoup affirment également que ces données sont, pour la plupart, d’une utilité plus que douteuse. Mais comme ils ne savent pas quelles données pourraient se révéler intéressantes, les managers préfèrent continuer à en recueillir toujours plus. Dans de nombreux cas, malheureusement, les entreprises n’ont pas les ressources suffisantes pour en extraire des connaissances utiles. On pourrait donc arguer que pour ces entreprises, mieux vaudrait ne pas s’aventurer du tout dans la collecte de données massives !

Deuxièmement, les big data se fondent sur des montagnes de données « décontextualisées » ou hors contexte ; autrement dit, des points de données extraits de la situation réelle dans laquelle ils ont été initialement produits. Le nombre de « clics » ou de « vues », par exemple, est souvent mesuré et enregistré avec précision, mais ne renseigne nullement les managers sur le contexte immédiat, l’humeur ou l’ambiance dans lesquels se trouvaient les visiteurs lorsqu’ils ont cliqué sur le site et l’ont consulté. En dépit des progrès technologiques, une part considérable de ce contexte restera toujours impossible à mesurer en raison de sa complexité intrinsèque. Pourtant, il s’agit d’un facteur crucial pour comprendre et expliquer le comportement étudié en question, les actes et les paroles prenant véritablement de sens que dans leur contexte socioculturel immédiat.

Troisièmement, nous estimons que les big data sont incapables de rendre compte des expériences concrètes, sensorielles et affectives. Lorsque l’on cherche à mesurer une émotion par exemple, les big data ne peuvent espérer mesurer que les réactions physiologiques des personnes, telles qu’elles sont captées par des sondes (tension musculaire, transpiration, fréquence cardiaque, activité cérébrale, etc.), et non l’état émotionnel précis et significatif que traversent les personnes. Lorsqu’ils analysent des tweets pour déterminer les émotions des gens, les analystes de données reconnaissent ne pas pouvoir traiter les émotions à proprement parler, mais uniquement des traces de leur narration. Une réserve cruciale, étant donné que les dimensions sensorielles sont essentielles pour favoriser la compréhension des expériences effectivement vécues par les personnes. Et cela pose un problème car la vie humaine se définit essentiellement par le biais des expériences.

Enfin, on peut dire sans hésiter que les big data à elles seules ne suffisent pas à développer une compréhension « approfondie ». Ce que les data scientists peuvent en tirer, ce sont des corrélations entre variables (un constat de ce qui existe ou se produit), et non des liens de causalité (pourquoi et comment cela se produit). Par conséquent, les big data sont un outil intéressant et utile, mais elles ne devraient pas devenir l’unique point d’attention. D’où l’intérêt de se tourner vers la réflexion et les recherches ethnographiques comme antidote potentiel à l’obsession des big data.

Les avantages de l’ethnographie pour les managers

Si les data sciences investissent rapidement les programmes de la plupart des écoles de commerce, les méthodes ethnographiques, quant à elles, restent souvent réservées aux départements des sciences sociales des universités. Néanmoins, certaines institutions ont décidé d’en faire un élément fondamental et bien plus visible de l’apprentissage du management. Comportement du consommateur, recherches marketing, image de marque, expérience du service et stratégie : autant de domaines dans lesquels la réflexivité et les méthodes ethnographiques sont activement utilisées.

Premièrement, l’ethnographie concerne avant tout la collecte de données approfondies sur des expériences et des situations vécues. L’anthropologue Clifford Geertz a qualifié ce type de données de « descriptions épaisses », autrement dit, des réflexions profondes et à long terme sur les expériences vécues par les gens. Expert de la culture et des rituels balinais, Geertz a basé son travail sur l’observation participante directe, l’idée étant que l’ethnographe a besoin de vivre les mêmes expériences que les sujets étudiés. Ainsi, il s’engage à découvrir et partager une sensibilité et une compréhension phénoménologiques communes. Une manière, en quelque sorte, d’essayer de se mettre « dans la peau de l’autre ». Cette méthode de référence, utilisée depuis plus de cent ans en anthropologie et en sociologie, prouve toute sa perspicacité et sa pertinence pour appréhender la société et les marchés trépidants d’aujourd’hui. La production de données approfondies est utile, notamment pour les managers souhaitant connaître, par exemple, les expériences des clients ou des employés de leur propre point de vue.

Deuxièmement, l’ethnographie insiste sur la réflexivité. En d’autres termes, l’ethnographe s’efforce de remettre en question ses propres idées préconçues sur les phénomènes étudiés – ce qui implique de « désapprendre » ce que « nous pensons savoir ». Cela signifie aussi que l’ethnographe est conscient de la manière dont il participe à façonner les réalités étudiées, par le biais des questions présentées et du pouvoir exercé sur les populations étudiées. Dans la pratique, cela implique de faire preuve de sensibilité et de veiller à ce que les gens partagent effectivement leurs opinions, leurs expériences et leurs récits uniques. On apprend aux ethnographes à se méfier de ce qu’ils considèrent comme un comportement « naturel » ou « normal » et des preuves « objectives ». Par exemple, les gens nés avant l’An 2000 considèrent qu’un lecteur de cassette est un objet rudimentaire, ordinaire. Mais pour ceux qui ont grandi entourés de smartphones et de tablettes interactifs, ce genre d’objet peut être un véritable mystère. L’ethnographie peut donc aider les managers à favoriser la réflexivité concernant les « limites » de leur propre expérience et les inciter à être attentifs aux différences et à la multiplicité de compréhensions et de vérités.

Troisièmement, au lieu de recueillir des montagnes de données sur le plus de variables (décontextualisées) possible, l’ethnographie recherche une compréhension profonde du contexte situationnel. Avec pour objectif de mettre en lumière les processus sociaux pouvant expliquer pourquoi les gens sont contraints ou susceptibles d’agir comme ils le font. En 2013, Netflix a collaboré avec l’anthropologue Grant McCracken en vue de comprendre le phénomène émergent de diffusion vidéo en ligne. La société ne manquait pas de données statistiques sur le visionnement vidéo des clients, mais elle souhaitait aller plus loin et mieux cerner la dynamique sociale en jeu. Les travaux ethnographiques de McCracken ont révélé la signification et l’importance du binge watching pour les consommateurs modernes. Pour lui, notre « mode de vie numérique, dans lequel les récits se réduisent souvent à des conversations morcelées de 140 caractères ou à des images instagrammables, nous rend avides de longs récits narratifs ». Selon McCracken, 73 % des consommateurs retirent un sentiment de bien-être du binge watching, à savoir le fait de regarder plusieurs épisodes ou films d’affilée. Ce genre d’analyse s’est révélé constructif et fructueux pour Netflix, l’aidant à améliorer son offre à la clientèle.

Quatrièmement, en totale opposition avec les approches basées sur les big data, l’ethnographie s’intéresse à la constitution de « données et connaissances incarnées ». En d’autres termes, l’élaboration de récits analytiques produits par notre propre corps (par le biais de la vue, du ressenti, du toucher, de l’ouïe et du goût) au sujet de l’expérience vécue. L’ethnographie est particulièrement sensible aux aspects multisensoriels des expériences vécues. Le fait d’assister à un concert live, à un événement sportif ou à une manifestation politique ne peut pas être réduit au spectacle ou au « show » en lui-même. Il se passe des choses au cours de ces événements que l’on ressent au travers de notre corps, par exemple, un sentiment d’exaltation né des interactions sociales, des images, sons et autres impressions qui peuvent parfois nous toucher intimement. Il y a quelque chose dans l’expérience vécue que seuls nos sens peuvent appréhender et dont on ne peut pas rendre compte avec des descriptions via des big data « sans vie », sorties de leur contexte et résumées sous forme de tableaux ou représentations statistiques.

Pour l’enseignement d’un état d’esprit réflexif

Les points ci-dessus soulignent un élément crucial : le fait que pour générer des connaissances et une perception perspicace du comportement humain, les big data ne sont pas suffisantes. L’ethnographie incite à développer un esprit curieux et réfléchi, ouvert sur l’exploration de nouvelles perspectives et interprétations, remettant en question les hypothèses et normes que l’on tient pour acquises. Elle insiste également sur un principe économique : nous devons recueillir de nouvelles données jusqu’à atteindre un « point de saturation » – au-delà duquel la collecte de nouvelles données n’apporte rien de plus.

Nous soutenons qu’il est plus judicieux que jamais d’enseigner la pensée ethnographique aux managers. Le monde change à un rythme effréné, les systèmes informatiques enregistrent des montagnes de données et nous n’avons que peu de temps pour prendre des décisions. Le raisonnement ethnographique force les managers à :

  • réfléchir en permanence aux « bonnes » questions et perspectives qu’ils peuvent adopter,

  • pratiquer l’observation participante, qui peut être un atout « à vie »,

  • faire preuve d’esprit critique et analyser les types de preuves empiriques apparemment « objectives » qui leur sont proposées (quel que soit leur volume)

  • prendre un peu de recul vis-à-vis de l’océan de données dans lequel ils risquent de se noyer.

This article was originally published in English

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