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Pourquoi les Grecs et les Romains vénéraient-ils le phallus ?

Mercure ithyphallique. Fresque de Pompéi, Ier siècle apr. J.-C. Musée archéologique national, Naples. Wikipédia

Les Grecs et les Romains vénéraient la représentation du phallus comme une idole, capable de les protéger contre tous les maux. Au Ve siècle av. J.-C., les Athéniens organisaient chaque année des phallophories, processions solennelles de citoyens portant sur leurs dos des phallus géants, taillés dans des troncs de bois. Les cités alliées, désireuses de participer elles aussi à ces rites et d’en partager les effets bénéfiques, envoyaient à Athènes leurs propres phallus réalisés par les meilleurs artisans.

Le pénis avait même son dieu : Priape, fils d’Aphrodite et de Dionysos, doté d’un membre démesuré, vu comme un épouvantail aux vertus magiques. C’est pourquoi des sexes en érection, sculptés ou moulés en terre cuite, étaient érigés aux angles des rues, à l’entrée des boutiques et des maisons.

Priape pesant son phallus sur une balance. Fresque, Maison des Vettii, Pompéi, Iᵉʳ siècle apr. J.-C. Wikimedia

Un symbole de bonheur et de réussite sociale

À Pompéi, à l’entrée de la maison des Vettii, riches marchands, une fresque montre Priape pesant son phallus sur l’un des deux plateaux d’une balance. Sur l’autre plateau repose une bourse remplie d’argent, tandis qu’une corbeille débordante de fruits est placée sous l’énorme pénis.

Statue de Priape, Maison des Vettii, Pompéi, Iᵉʳ siècle apr. J.-C. Wikimedia

Une autre représentation de Priape, cette fois sous la forme d’une statue en marbre, se dresse à l’intérieur de la demeure, dans l’atrium, où elle décore une fontaine. Le gros phallus en érection est traversé par un conduit permettant de répandre l’eau fécondante. Par ces images de Priape, les Vettii entendaient proclamer fièrement leur remarquable réussite économique et sociale.

Phallus agrémentés de clochettes provenant de Pompéi. Musée archéologique, Naples. Iᵉʳ siècle apr. J.-C. Wikimedia

D’autres phallus, cette fois en bronze, étaient suspendus au seuil des maisons de Pompéi pour conjurer le malheur. Ils étaient parfois pourvus d’ailes et de clochettes, appelées tintinnabula.

« Enculer » le mauvais œil

Dans un style comparable, une mosaïque romaine d’Hadrumète, aujourd’hui Sousse en Tunisie, nous offre la représentation d’un pénis en forme de poisson s’apprêtant à pénétrer un œil, dit « mauvais œil », ou kakos ophthalmos en grec.

On peut rapprocher cette mosaïque d’inscriptions ornant des bracelets prophylactiques retrouvés en Égypte, datant de l’époque romaine, sur lesquels on peut lire : « Dehors, mauvais sort ! » ; ou encore, de manière plus directe : « Je t’enculerai » (pugisô se).

Phallus pénétrant le « mauvais œil ». Mosaïque romaine, IIᵉ -IIIᵉ siècle apr. J.-C. Musée archéologique, Sousse. Wikimedia

Injures phalliques

Sur le médaillon d’une lampe à huile romaine, la reine Cléopâtre prend la place réservée au mauvais œil. C’est elle qui, figurée nue, est sodomisée par le phallus. Sur une autre lampe, malheureusement fragmentaire, il est également possible d’identifier la reine, cette fois à quatre pattes, pénétrée par un crocodile ithyphallique. Ces images de propagande vantent symboliquement la victoire d’Octave, futur empereur Auguste, sur la reine d’Égypte.

A droite : Cléopâtre sodomisée par un phallus. Médaillon de lampe à huile, fin du Iᵉʳ siècle av. J.-C. ou Iᵉʳ siècle apr. J.-C. British Museum, Londres. À gauche : femme (Cléopâtre ?) sodomisée par un crocodile. Fragment de lampe à huile. Musée d’histoire et d’archéologie, Les Baux-de-Provence. Dessins de Christian-Georges Schwentzel

Cette ironie salace pouvait néanmoins se révéler dangereuse pour celui qui la proférait, comme le montre l’anecdote de l’ultime plaisanterie de Caligula, selon Suétone (Vie de Caligula 56). En 41 apr. J.-C., l’empereur enfonce un doigt dans la bouche d’un prétorien, membre de la garde impériale, mimant une pénétration. Quelques jours plus tard, il meurt assassiné par les prétoriens.

L’assassinat de Caligula (Caligula de Tinto Brass, 1979). Capture d’écran

Autre exemple : en 49 apr. J.-C., lors des fêtes de la Pâque juive, à Jérusalem, un soldat romain grimpe en un lieu élevé d’où il montre son pénis aux fidèles réunis pour les célébrations, raconte Flavius Josèphe (Antiquités juives XX, 107).

Il fit sans doute mine de pénétrer la foule collectivement. Cette injure provoqua une émeute, réprimée dans le sang par le gouverneur romain Cumanus qui dut faire intervenir la légion.

Pénétrant et pénétré

Ces insultes se comprennent par rapport à la norme phallocratique du moment : les personnes que l’on méprise sont traitées comme des « pénétrés ». D’où, par exemple, la formule assassine que lance le poète latin Catulle à l’encontre de ses ennemis : « pedicabo ego vos et irrumabo » (« Je vais vous enculer et vous pénétrer la bouche ») (Poésies 16).

La sexualité n’était pas alors considérée comme une identité, ni une orientation, mais comme un ensemble de pratiques valorisantes ou, au contraire, dégradantes. D’un côté, le mâle dominant qui pénètre ; de l’autre, la femme et l’homme dominé, également pénétrés.

Seul l’homme qui fait usage de son phallus est réputé viril et appelé vir (« homme »). Son amant de sexe masculin est considéré comme un puer (« garçon »), afin de souligner son infériorité par rapport au vir dont il subit les pénétrations.

Une insulte très politique

Dans ce contexte, le terme latin cinaedus (« enculé ») constituait une insulte redoutable. Il est formé sur le grec kinaidos qui désigne un esclave sexuel ou un prostitué qui « bouge » autour d’un point fixe, en l’occurrence le phallus de celui qui le pénètre. Le cinaedus avait pour fonction de « tortiller des fesses » et « donner de grands coups de derrière », grâce à son « cul habile », écrit au Ier siècle apr. J.-C. le romancier latin Pétrone (Satyricon 21 et 23).

Selon les représentations du moment, un citoyen romain qui avait été pénétré, ne serait-ce qu’une seule fois, était disqualifié socialement. Sa virilité était pour toujours compromise et il ne pouvait exercer la moindre fonction de commandement.

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C’est pourquoi, pour tenter de déstabiliser un adversaire politique, il n’était pas rare de le traiter de cinaedus. Des ragots prétendaient que Jules César avait été sodomisé, dans sa jeunesse, par Nicomède, souverain de Bithynie, alors qu’il se trouvait à la cour de ce roi (Suétone, Vie de César 49). Selon les calomniateurs, celui qui se présentait comme un grand chef politique et militaire n’était en réalité qu’un être dépourvu de virilité.

Après Jules César, Auguste fit à son tour les frais d’insultes similaires. Il fut traité par ses ennemis de « suceur » (fellator), dans un but identique, puisque cinaedus et fellator évoquent la même idée d’un corps pénétré, définitivement dévirilisé. Marc Antoine racontait que c’était en échange des fellations qu’il pratiquait à son grand-oncle Jules César que celui-ci l’avait adopté et déclaré son héritier (Suétone, Vie d’Auguste 68 et 71).

La peur de l’impuissance

Cette vision phallocentrée des relations sexuelles a aussi pour conséquence la crainte de l’impuissance, qu’elle soit passagère ou définitive. Le poète Ovide évoque une « panne » dont il fut un jour victime, malgré les ardentes caresses érotiques de Corinne, sa maîtresse (Les Amours III, 7). L’amante déçue finit par prendre la fuite et le poète se met à insulter son pénis qui l’a laissé désarmé.

On retrouve ce thème dans le Satyricon. Encolpe, l’un des héros du roman, ne parvient plus à pénétrer ni fille ni garçon, car son sexe demeure mou. Il se décide à aller trouver une magicienne nommée Œnothéa. « Elle sort un phallus de cuir qu’elle enduit d’huile, de poivre broyé et de graine d’ortie pilée, et, à petits coups, se met à me l’enfoncer dans le cul », raconte Encolpe (Satyricon 138). Puis, la magicienne fouette le pénis de son patient avec « une poignée d’orties vertes ». Un traitement efficace, puisque Encolpe retrouve un peu plus tard toute sa virilité.

Encolpe et la magicienne Œnothéa, illustration de Georges Antoine Rochegrosse, Le Satyricon, 1910. Proantic

À nouveau, comme chez Ovide, on perçoit, sous l’humour de façade, une angoisse de la défaillance sexuelle, vue comme une honte dans la société phallocratique romaine. La vénération de la virilité devient dès lors un véritable « piège », comme l’a montré Olivia Gazalé, générant peurs et frustrations.


Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques. Comment la Bible et les Anciens ont inventé le vice », éditions Vendémiaire.

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