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Pourquoi l’UE a eu raison de relever les plafonds d’émission de gaz polluants

« L’effet Reine de Cœur » s’applique à l’industrie automobile aussi. Omnitographer / Flickr, CC BY-NC-SA

Suite au scandale du constructeur automobile Volkswagen, reconnu d’avoir triché sur les émissions de gaz polluants, l’Union européenne a voté un accord concernant la mise en place de tests d’émissions des gaz polluants NOx (oxydes d’azote, principaux composants du diesel). Pour conclure cet accord, la Commission a revu ses ambitions initiales à la baisse, en relevant les plafonds d’émission de gaz polluants puisque les voitures devront jusqu’en 2019, lors de ces tests en « situation réelle », ne pas émettre plus de 2,1 fois le plafond autorisé par l’Union, qui se situe à 80mg de NOx par kilomètre. Ensuite, et jusqu’en 2020, les véhicules pourront encore dépasser ce plafond de 50%. Alors qu’écologiquement, cette ré-évaluation des plafonds peut apparaître nocive, elle s’avère en réalité judicieuse. Pourquoi un tel paradoxe ? Pour le comprendre, nous allons l’analyser sous le prisme de l’effet « Reine de Cœur ».

L’effet « Reine de Cœur »

Dans les années soixante-dix, le biologiste Van Valen (1973) a développé une hypothèse soulignant que l’environnement concurrentiel des espèces se modifie en permanence et par conséquent, nécessite un constant effort d’adaptation, la probabilité d’extinction des espèces demeurant stable. On parle alors d’effet « Reine de Cœur ». Cette métaphore est issue d’un passage du livre de Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir, suite d’Alice au Pays des merveilles (Carroll, 1965). Dans cet ouvrage, la reine de Cœur rappelle à Alice : « Ici, vous voyez, il vous faut courir aussi vite que vous le pouvez, pour rester au même endroit. Si vous voulez aller quelque part, vous devez courir au moins deux fois plus vite que cela ! » (Carroll, 1965: 210).

Á l’instar des exemples du monde du vivant, un raisonnement analogue peut être tenu pour les entreprises évoluant dans des environnements compétitifs. Dans ce cas, l’effet « Reine de Cœur » est décrit comme une situation concurrentielle dans laquelle les entreprises sont obligées d’investir toujours plus pour accroître ou juste conserver leur position actuelle sur le marché sans qu’elles ne puissent obtenir de retour sur investissement en rapport avec les efforts réalisés puisque toutes les entreprises réalisent les mêmes investissements (Barnett, 2008). Le choix offert par l’effet « Reine de cœur » est en définitive simple : ne rien faire et se laisser dépasser par les concurrents ou lutter sans cesse pour maintenir sa position.

La focalisation de la concurrence sur une caractéristique centrale Cet effet « Reine de Cœur » est particulièrement présent dans des industries telles que les microprocesseurs, les appareils photos numériques, les rasoirs, les domaines skiables ou encore, les écoles de commerce (Delacour et Liarte, 2015). En effet, ces industries se caractérisent par la focalisation sur une caractéristique dite centrale, qui sert de repère et permet une comparaison facile entre concurrents : la vitesse du microprocesseur d’un ordinateur, le nombre de pixels d’un appareil photo, le nombre de lames d’un rasoir, le nombre de kilomètres de pistes skiables ou encore, la place dans un classement. Obtenir un meilleur résultat que ses concurrents sur cette caractéristique va déterminer qui fait la course en tête, et du coup, quelle est l’entreprise à imiter et à dépasser.

Si l’automobile a pendant longtemps été une industrie où la concurrence pouvait s’exercer sur de multiples caractéristiques (prix, design, puissance, sécurité, nationalité, qualité, services, accessoires, etc.), l’offre a depuis eu tendance à s’homogénéiser considérablement du fait notamment de la concentration du secteur. Par ailleurs, les évolutions sociétales, accompagnées des évolutions légales et fiscales, ont fait émerger la question du taux d’émission de gaz polluants comme une caractéristique centrale. Plus précisément, afin d’inciter tant les constructeurs que les consommateurs à considérer cette caractéristique comme centrale, les pouvoirs publics ont développé des systèmes fiscaux incitatifs (bonus/malus) et ont édicté des normes à respecter. Les normes européennes d’émission (normes Euro) fixent, par exemple, les limites maximales de rejets polluants pour tout véhicule de l’Union Européenne.

La course sans fin à la baisse des plafonds d’émission de gaz polluants

Si l’intérêt de fixer de telles normes peut apparaître comme évident d’un point de vue écologique, il est nécessaire d’en mesurer l’impact au niveau de la concurrence avant de conclure. Chaque introduction d’un nouveau plafond d’émission de gaz polluants détermine le niveau de départ de la course concurrentielle sur cette caractéristique. Offrir des moteurs respectant la norme ne peut suffire car il ne permet pas de se distinguer des concurrents. Il devient alors impératif de développer un moteur conduisant à des émissions inférieures à ces normes pour se démarquer. Mais, pour rester dans la course, effet « Reine de Cœur » oblige, les concurrents se doivent, eux aussi, de répondre afin d’abaisser eux-mêmes les niveaux d’émission. En observant ces efforts collectifs, il peut apparaître possible au législateur d’accélérer encore le processus en abaissant légalement le plafond.

Or, les travaux s’intéressant à la performance des industries connaissant un effet « Reine de Cœur » (Delacour et Liarte, 2012) ont très vite souligné qu’une telle concurrence nécessitant des investissements toujours plus importants pour des profits de plus en plus faibles, conduisait à un déclin au niveau de la qualité des produits et entraînait la réduction des services et des innovations.

Si instaurer une obligation de polluer moins peut apparaître comme une mesure adéquate pour préserver l’environnement, elle peut s’avérer, en réalité, contre-productive. Lancés dans une course trop rapide, les constructeurs s’épuisent en consommant des ressources pour atteindre des objectifs inatteignables. Cette concentration sur ces plafonds à respecter, les écarte d’autres solutions, comme l’investissement dans les énergies propres (en particulier dans la voiture électrique) voire les conduit à des dérives telles que les comportements de tricherie généralisée (réalisation de tests dans des conditions irréalistes, utilisation de logiciels truqueurs par Volkswagen, etc.).

Rompre la spirale négative de l’effet « Reine de Cœur »

Face à une course concurrentielle qui tend à déraper vers des pratiques déviantes, deux solutions s’offrent au pouvoir public. La première solution consiste à contrôler sévèrement la course en luttant plus fermement contre les tricheurs. La mise en place de tests indépendants réalisés dans des conditions réelles par l’Union Européenne va dans ce sens. Mais, à l’instar du cyclisme suite à l’affaire Festina en 1998 et au dopage avéré, si rien n’est fait sur la dynamique de la course (depuis l’affaire Festina, aucune modification majeure n’a été apportée sur le tracé du tour de France, par exemple), l’industrie en sortira perdante. En effet, le seul accroissement des contrôles n’apparaît pas comme une solution pertinente car les investissements continueront afin d’atteindre des objectifs inatteignables. En effet, dans le cyclisme, l’augmentation des contrôles antidopage a favorisé l’investissement dans le développement de nouvelles molécules ou nouvelles techniques pour augmenter les performances des coureurs sans être encore détecté. Sur le long terme, cette première solution n’aura donc aucun impact réel sur l’environnement.

Pour qu’un réel changement ait lieu, il est nécessaire de rompre ou du moins d’atténuer cet effet « Reine de Cœur ». En ré-évaluant les plafonds d’émission, les instances européennes ne font pas de « cadeaux » aux pollueurs et aux tricheurs. Elles tentent seulement de mettre fin à la spirale infernale que génère l’effet « Reine de Cœur ». Cette volonté de ralentir la course concurrentielle, avec ces quelques années de répit, devrait permettre aux constructeurs d’investir dans de nouvelles technologies plus propres et pouvant se substituer définitivement au pétrole et à ses émissions de gaz nocifs plutôt que de chercher à s’affronter autour de normes inatteignables.

Pour que cette politique porte ses fruits, le contrôle doit demeurer présent. Mais plutôt que de porter sur le respect ou non des normes, il s’agit de s’assurer que les constructeurs s’engagent effectivement dans des actions et des investissements visant à réduire la pollution atmosphérique et ainsi, éviter que ce ralentissement soit considéré comme une pause pour mieux redémarrer la même course dans quelques années. Pour l’instant, rien ne garantit en effet que cette affaire Volkswagen ne soit, comme le fût l’affaire Festina dans le cyclisme, vite oubliée.

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