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Pourquoi parle-t-on de parler avec Bachar ?

Un portrait de Bachar al-Assad en 2006, cinq ans avant la guerre civile. Thierry Ehrmann/, CC BY-SA

Parler avec tout le monde – dont Bachar al-Assad –, traiter avec Bachar, s’allier avec Bachar : les déclarations se sont récemment multipliées, qui semblent indiquer un glissement de l’attitude à l’égard du dictateur syrien. Le gouvernement français est extrêmement réservé, mais on entend davantage ceux qui, depuis trois ans, estiment qu’il n’aurait pas fallu si rapidement marteler que Bachar devait partir, et qu’il est une digue indispensable contre l’islamisme et le chaos à la libyenne. Mais pourquoi le paria, voire le diable de 2012, est-il désormais considéré comme un interlocuteur possible ?

Parce que le régime syrien a résisté

Au moment des « révolutions arabes », tous les spécialistes qui s’efforçaient d’expliquer la résilience autoritaire au Moyen-Orient ont été raillés. Comme les spécialistes du bloc communiste n’auraient pas vu venir 1989, les « arabisants » n’auraient pas compris la « rue » arabe, auraient ignoré les aspirations de la jeunesse et manqué d’imagination. Alors qu’au début des années 1990, la question portait sur la résistance de la région à la vague de démocratisation, le monde arabe était désormais emporté, les dominos tombant les uns après les autres. Le soutien passé aux régimes autoritaires, parfois jusqu’au dernier moment, était donc non seulement moralement condamnable, mais relevait de l’aveuglement intellectuel.

Or, de Bahreïn à l’Égypte, la contre-révolution semble aujourd’hui l’emporter, et la Syrie est une preuve supplémentaire que l’ « hiver » de la contre-révolution a succédé aux « printemps » arabes. Jean-Pierre Filiu montre la persistance d’un « État profond » qui rend difficile tout changement de système dans le monde arabe.

Jusqu’à très récemment, il n’était pas possible de parler à Bachar parce qu’il semblait condamné par l’Histoire, mais aussi parce qu’il fallait faire oublier les compromissions du passé. Or le régime, qui maintes fois était annoncé à l’agonie, tient encore, même si ceux qui souhaitent le plus sa chute expliquent qu’il survit seulement grâce aux soutiens russe et iranien. En fait, le régime n’aurait sans doute pas voulu discuter en situation de faiblesse. Et il n’est pas sûr qu’il voudra discuter maintenant qu’il est davantage en position de force – ou bien qu’il fera le moindre compromis s’il s’assoit à la table des négociations.

Parce que Daech est apparu

Jusqu’à la proclamation de l’État islamique, en juin 2014, on craignait qu’Al-Qaida se renforce en Syrie, et on s’inquiétait des conséquences du soutien concurrent du Qatar, du Koweït et de l’Arabie saoudite à des groupes radicaux. Mais Daech semble d’une autre nature, même si les théories du complot fleurissent pour en faire une créature des États-Unis. Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a martelé que Bachar était l’ennemi du peuple syrien, alors que Daech est « notre » ennemi.

Le dilemme est de frapper Daech sans renforcer Bachar, même si Daech est en partie une création de Bachar, et si Daech et Bachar ne se combattent guère. Certes, on reprend l’ancien dicton : au Moyen-Orient, l’ennemi de mon ennemi n’est pas forcément mon ami, et donc Daech ne fait pas de Bachar notre ami. Mais la tentation est grande de privilégier la lutte contre Daech. Même si, à la différence d’Al-Qaida, Daech privilégie la construction d’un État plutôt que la lutte contre l’Occident, l’ »ennemi lointain ». Pour le moment, il n’appelle qu’à des attaques individuelles et ne prépare pas, semble-t-il, d’actes spectaculaires d’« hyperterrorisme ».

Parce que la Russie est « de retour »

Au début de la guerre en Syrie, il était fait mention du soutien russe à Bachar, et la Russie à l’ONU bloquait toute résolution coercitive. Cette politique semblait avant tout une gêne, destinée à contester l’unilatéralisme occidental, et à mettre fin aux dérives de la « responsabilité de protéger » constatées en Libye. Il est même possible qu’en 2012 les Russes aient fait comprendre à demi-mot qu’ils pourraient lâcher Bachar sans lâcher le régime. Mais depuis le retour de Poutine au Kremlin, la Russie retrouve un activisme de grande puissance affirmant ses intérêts et son statut – ce qui était annoncé depuis vingt ans mais ne s’était manifesté que de manière épisodique. Une fois de plus, on parle de « nouvelle guerre froide ». D’autant que la Syrie était l’allié (compliqué) de l’Union soviétique, laquelle n’avait guère protesté lorsque Hafez Al-Assad avait massacré ses islamistes en 1982.

Un pilote russe descendant d’un Sukhoï SU-25 en Syrie. Alexander Kots/Komsomolskaïa Prvada/AFP

Comme les tsars et Staline, Poutine joue sur tout le clavier eurasiatique. Après sa défaite contre le Japon en 1905, la Russie a cherché des compensations dans les Balkans. Ce mouvement de balancier, et le retour de la Russie à la puissance à partir de 1911, est un (si ce n’est le) facteur structurel essentiel qui explique la Première Guerre mondiale. En 1945, après avoir été exclu de l’occupation du Japon, alors qu’il estimait que son entrée en guerre le 8 août 1945, davantage que les bombes atomiques américaines, avait entraîné la capitulation japonaise, Staline a essayé d’obtenir des gains au Moyen-Orient (Turquie, Iran). De nouveau en échec, il s’est crispé sur ses acquis, l’Europe de l’Est. Avec le gel apparent de la question ukrainienne, Poutine regarde vers le Moyen-Orient, tout en confortant ses arrières en Asie centrale et à l’égard de la Chine.

La politique russe est passée de l’obstruction à l’action. Certes, il y a la volonté affichée de lutter contre le radicalisme islamique. Il est vrai qu’une dimension permanente de la politique russe est de gérer la vulnérabilité des zones frontières, de la Baltique au Pacifique. Le choc en retour sur le Nord-Caucase des combattants de Russie partis en Syrie est possible, dans une Russie qui a connu nombre de violences terroristes.

Déjà, après le 11 septembre 2001, Poutine avait proposé une Grande Alliance contre le terrorisme, mais Bush ne l’a pas écouté. A cette époque, comme aujourd’hui, cette « croisade » s’accompagnait néanmoins d’autres ambitions, internes et internationales. Le soutien renforcé à Bachar n’est pas seulement lié à la lutte contre Daech. Mais cette rhétorique est écoutée par nombre de tenants du « choc des civilisations », et par certains néoconservateurs pour qui la menace du radicalisme sunnite est la priorité.

À cause d’un « facteur » iranien qui a profondément évolué

Si des ouvertures ont été faites à Bachar entre 2008 et 2011, notamment par la France (souvenons-nous de la présence du dictateur au défilé sur les Champs-Élysées du 14 juillet 2008) et les États-Unis (qui ont rouvert leur ambassade à Damas en 2011), c’était en grande partie pour détacher la Syrie de son allié iranien, et obtenir qu’il cesse son soutien au Hezbollah et au Hamas. Vouloir sa chute en 2012, c’était pour ces mêmes pays, mais surtout pour l’Arabie Saoudite, affaiblir l’Iran, et le Hezbollah. Il n’était pas question d’inclure l’Iran dans les discussions sur la Syrie. Le problème était les liens entre Damas et Téhéran davantage que les violences du régime contre ses populations.

Au début de son quinquennat Nicolas Sarkozy a misé sur Bachar al-Assad. Flickr, CC BY-SA

Or l’accord nucléaire du 14 juillet 2015 avec l’Iran change la donne. L’Iran ne serait plus l’ennemi absolu, et on pourrait même obtenir qu’il pèse sur Damas. Il peut être inclus dans les discussions, d’autant qu’il se bat plus ou moins indirectement contre Daech en Irak et en Syrie. Mais certains craignent une sorte de « renversement des alliances » des États-Unis, jugent que le gouvernement chiite irakien est responsable de la naissance de Daech et que les milices chiites ne sont pas plus fréquentables. Pour les opposants à l’accord nucléaire, aux États-Unis ou en France, parler avec Bachar serait une nouvelle erreur, renforçant la main de Téhéran dans la région.

À cause du « débordement » du conflit syrien

Même si cela peut paraître immoral, le conflit syrien, dans toute son horreur, semblait pouvoir rester localisé. Il occupait même le Hezbollah au Nord, tandis qu’Israël veillait à en limiter les conséquences à sa frontière avec la Syrie. Certes, les rivalités entre puissances du Moyen-Orient se réglaient sur le dos du peuple syrien, mais c’était préférable à un affrontement direct.

Or le conflit déborde désormais. On craint pour la stabilité du Liban, qui pourrait être emporté dans une guerre entre sunnites et chiites, surtout si Daech s’en approche. La Turquie, sur laquelle on comptait pour se battre contre le régime de Damas, est davantage préoccupée par la question kurde, qui redevient prioritaire. De l’Afrique au subcontinent indien, les allégeances à l’État islamique se multiplient ; et Gaza n’est pas immunisé. Surtout, le flot des réfugiés ne s’arrête plus au Liban, en Jordanie et en Turquie, mais commence à se déverser vers l’Europe.

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