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« Printemps arabes » : le capitalisme de connivence a coûté cher aux grandes entreprises familiales

Les filiales des grandes sociétés familiales tunisiennes et égyptiennes ont perdu 29 % de leur rentabilité en moyenne après 2011. Fethi Belaid / AFP

Fin 2010, les « printemps arabes » attiraient l’attention du monde entier. Les pays ont réagi à cette révolution de diverses manières, allant d’un rejet total de la protestation qui a dégénéré en guerre civile (par exemple, en Syrie et en Libye) à un changement de gouvernement pacifique (en Égypte et en Tunisie).

Dix ans plus tard, nous avons mené une étude qui vise à mieux comprendre comment les entreprises ont traversé cette phase de bouleversements politiques. Nous avons notamment exploité un nouveau cadre empirique, celui de l’Égypte et la Tunisie qui ont connu un changement de gouvernement soudain et pacifique à la suite des « printemps arabes ».

En balayant du pouvoir de nombreux présidents et partis politiques de longue date, le changement de gouvernement a en effet perturbé le « marché dominant » qui régissait ces pays pendant plusieurs décennies, sans toutefois changer la nature relativement faible des institutions régulant les marchés.

Carte des manifestations du printemps arabe en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Wikimedia, CC BY-SA

Nous avons comparé la différence entre les performances financières des sociétés affiliées à aux grands groupes (familiales et non familiales) et des entreprises autonomes de ces pays avec celles de leurs homologues au Maroc, avant et après le changement de gouvernement. Le royaume n’ayant pas connu de bouleversements politiques en 2011, nous avons en effet choisi de retenir les entreprises marocaines comme groupes de contrôle.

Une perte soudaine de rentabilité

Nos résultats montrent que le changement soudain de gouvernement a un effet négatif plus important sur la performance financière des filiales de groupes d’entreprises familiales que sur les entreprises autonomes et les filiales de groupes d’entreprises non familiales. Les sociétés détenues par de grands groupes familiaux en Tunisie et en Égypte ont notamment une perte de rentabilité de 29 % en moyenne dans notre échantillon.

Avant les « printemps arabes », les groupes familiaux étaient pourtant mieux placés que leurs homologues non familiaux pour s’insérer dans un jeu politique complexe. Le chevauchement de la gestion et de la propriété, ainsi que la stabilité dans le temps, leur conféreraient un avantage sur les autres pour développer la confiance et échanger des faveurs avec les responsables politiques.

Bien qu’en raison de sa nature secrète, il soit difficile de trouver des données complètes sur les avantages des liens politiques, nous avons trouvé quelques preuves qui appuient notre conclusion selon laquelle les groupes d’entreprises familiales ont injustement bénéficié de la privatisation des entreprises publiques, d’un accès privilégié aux licences et aux ressources rares telles que les terrains pour le développement immobilier et les prêts des banques publiques.

En Égypte, les manifestations du « printemps arabe » ont conduit à un changement de gouvernement qui a nui aux grandes entreprises familiales. Wikimedia, CC BY-SA

Ces avantages ne proviennent pas seulement de la capacité de ces entreprises à se substituer à des institutions de marché faibles, mais aussi de l’obtention de rentes d’influence politique. Cela signifie que, si l’affiliation – en particulier aux groupes d’entreprises familiales – a pu être bénéfique dans des contextes institutionnels comme ceux de l’Égypte et de la Tunisie, les changements politiques brusques ont coûté particulièrement cher à ces entreprises en mettant fin à ces rentes.

Des réformes institutionnelles qui se font attendre

Dix ans après les « printemps arabes », il semble que les arrangements politiques centralisés demeurent cependant incontournables pour les entreprises dans les pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN). L’action politique reste en effet peu sujette au contrôle et à l’équilibre entre les branches du gouvernement, à la fois horizontalement (législateurs, juges et exécutifs) et verticalement (gouvernements centraux et régionaux).

Les réformes des dispositions macro-institutionnelles, qui répartissent davantage le pouvoir politique verticalement et horizontalement, pourraient rendre le processus d’influence plus complexe et coûteux pour les entreprises. Elles réduiraient le rôle du gouvernement dans une économie rendraient les avantages des liens avec les gouvernements moins pertinents.

Ces mesures ne sont certes pas faciles à mettre en place, mais les changements politiques soudains offraient une fenêtre d’opportunité pour progresser dans la bonne direction. Pourtant, notre observation des arrangements politiques dans des pays comme l’Égypte ne relève pas un moindre rôle de l’influence politique dans l’activité actuelle des grandes entreprises familiales.

Cette absence de réformes institutionnelles ne permet toujours pas non plus de répondre à ce que les jeunes de ces pays demandent depuis des années, à savoir de meilleures opportunités économiques et une liberté politique. Mais l’espoir demeure autant que cette demande persiste, à l’image des manifestations appelant à un changement de régime en Algérie en 2019.

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