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Projet ou programme ? That is the question !

Meeting de Benoît Hamon, le 13 janvier 2017, à Marseille. Anne-Christine Poujoulat/AFP

Les primaires qui se sont achevées le mois dernier nous ont offert une bonne fenêtre d’observation sur la manière dont les candidat(e)s à l’élection présidentielle s’essaient à rôder leur discours, mélange subtil d’anticipation de l’action et de mise en représentation médiatique de cette anticipation.

Dans la course aux présidentielles il est régulièrement question de projet et de programme. Jusqu’ici rien de particulièrement nouveau. Ce qui l’est plus en revanche, c’est la manière dont les termes tendent à devenir interchangeables, jetant ainsi une certaine confusion dans les prises de parole des candidats.

Deux figures de l’action complémentaires

Lieux communs du discours politique, projet et programme sont respectivement chargés d’exprimer une intention (le projet) et les modalités de sa réalisation (le programme).

Si le projet désigne une conduite d’anticipation qui lui confère, selon Sartre une dimension existentielle, de son côté le programme est un terme qui assume, pour le meilleur et pour le pire, la dimension pragmatique de l’action. Il consiste à inscrire, enregistrer une suite logique d’actions orientées vers un but. Cette représentation de l’action commence en quelque sorte là où le projet s’arrête : il donne corps et sens à ce que le projet suggère ou délimite globalement.

Projet et programme seraient donc complémentaires, d’où leurs liens étroits dans les discours. Cependant, si l’on y regarde de plus près, cette apparente complémentarité tend à se dissoudre. Essayons de comprendre pourquoi.

Une dimension performative

Ces termes sont largement plébiscités pour leur valeur performative : selon la théorie des actes de langage, le seul fait de déclarer une action, un fait, suffirait à le faire advenir. Ainsi le candidat, lorsqu’il déclare avoir « un projet pour la France », fait exister ce projet par le seul fait de l’annoncer. Symétriquement, « présenter son programme », convoque l’idée d’un objet tangible auquel le public puisse se référer, et ce, avant même qu’il soit diffusé et commenté. Là où l’annonce d’un projet désigne la réalité des possibles, la référence au programme fait apparaître la matérialité de l’action.

Le projet qui infère à la fois une promesse et un idéal va donc constituer le pivot des propos liminaires des différents candidats :

« Le 2e tour, c’est la présentation des projets ».
(F. Fillon, 2e tour de la primaire de la droite)

« Nous sommes là pour défendre un projet.
(F. De Rugy, 1er tour de la primaire de la gauche)

De même, le projet réapparaît dans les propos de conclusion, où, à quelques variantes près selon la tonalité des échanges,il vient consolider des choix, renforcer une posture :

« Ce débat a permis de différencier les projets ».
(A. Juppé, 2e tour de la primaire de la droite)

« Je veux incarner un projet. »
(M. Valls, 2e tour de la primaire de la gauche)

Figure majeure du langage politique, le projet se prête en outre aisément aux usages de l’anaphore pour marquer une différence, occuper une position :

« Je vous propose un projet de long terme. Mon projet est incontestablement différent de ce qui a été proposé ici. Mon projet est de nature à rassembler la gauche. »
(J.-L. Bennahmias, 1er tour de la primaire de la gauche)

Le programme prend le relais

Ensuite, au cours des débats, le terme de projet va rapidement disparaître au profit de propos qui se veulent plus techniques, que ce soit à l’incitation des journalistes ou du fait des candidats bien qu’ils s’en défendent. Le programme va alors prendre le relais et devenir le référent de l’action à venir et en avancer la preuve par anticipation :

« Je ne suis pas un rigolo, j’ai un programme. »
(J.-L. Bennahmias, 1er tour de la primaire de la gauche)

« Ceci est très clair dans mon programme… »
(Tous les candidats aux débats de la primaire)

Il s’agit aussi de déstabiliser l’adversaire :

« Manuel Valls, j’ai bien lu votre programme ».
(J.-L. Bennahmias, 1er tour de la primaire de la gauche)

« Emmanuel Macron : quel est son programme ? Quand c’est flou, il y a un loup ».
(A. Montebourg, 1er tour de la primaire de la gauche)

Est-ce à dire pour autant que ces usages ne jouent qu’en faveur d’une clarification des termes ? Une analyse plus fine des échanges semble battre en brèche cette idée.

De l’épuisement du sens à la performance du discours

Malgré leur épaisseur sémantique et leur force symbolique, projet comme programme – du fait de leur répétition plus ou moins maîtrisée – deviennent des éléments de langage qui tendent à perdre de leur force argumentative et de leur pouvoir symbolique, y compris dans les propos dont la portée déclarative est manifeste – prendre la parole, clore un débat. Marteler le propos, qu’il s’agisse de formuler un projet ou de décrire un programme, revêt toujours une dimension incantatoire qui en atténue sensiblement la portée. En outre, un projet, s’il ouvre des possibilités, contient dans sa virtualité même une zone de flou qui nécessite d’en préciser la nature :

« Mon projet pour la France est précis. »
(F.Fillon, 2e tour de la primaire de la droite)

« Je propose un projet de progrès. »
(V. Peillon, 1er tour de la primaire de la gauche)

« Mon projet n’est pas de gestion résignée mais de profonde transformation. »
(A. Montebourg, 1er tour de la primaire de la gauche)

Symétriquement, un programme attendu pour sa précision peut se contenter d’orientations très générales :

« C’est le fil de mon programme : débureaucratiser. »
(F. Fillon, 1er tour de la primaire de la droite)

Dans les débats de la primaire, derrière les formes stéréotypées des mots du politique, les frontières entre les deux termes se brouillent. Ce qui s’observe dans les discours, c’est moins un travail qui vise à distinguer les termes et en consolider les usages, qu’un jeu de glissements sémantiques, somme toute assez déroutants.

Lorsque la candidate Sylvia Pinel ironise à propos de la campagne menée par Emmanuel Macron :

« Son programme est merveilleux. D’ailleurs, on ne voit pas bien les contours de son projet. »
(1er tour de la primaire de gauche)

N’y a-t-il pas là une inversion (fortuite ?) consistant à ranger le programme du côté de la projection fantasmatique et le projet du côté de la raison instrumentale ? Dans le vif du débat, les glissements sémantiques font apparaître un ressort rhétorique commun, liée à des rationalisations d’ordre économique et gestionnaire :

« Mon programme est un projet qui a pour but de remettre en marche l’économie. »
(A. Montebourg, 1er tour de la primaire de gauche)

« Moi mon projet il est financé. »
(S. Pinel, 1er tour de la primaire de gauche)

Une habile indifférenciation

Que nous révèlent ces nouveaux enchevêtrements de sens entre projet et programme ?

Dans un contexte de crises multiples (sociale, économique, politique), le projet censé incarner des valeurs et des idéaux s’essouffle ; en parallèle, le programme se trouve discrédité de n’être jamais vraiment tenu, quels que soient les bords politiques. Diversement connotés dans la mémoire politique et collective, ils en portent encore souvent les stigmates : aucun candidat (ou presque) ne se risque plus à parler de « projet de société » ni à évoquer clairement un « programme commun » ! Suspectés l’un comme l’autre de n’être plus que des mots-valises, chacun des termes semble avoir besoin de nouveaux appuis rhétoriques pour reprendre du crédit et tenter de tenir à distance la critique ou pire le désintérêt.

D’une manière générale, les candidats font de la quasi-synonymie entre les deux termes une sorte de jeu de chat et de la souris qui permettent d’esquiver certaines questions de fond – qu’il s’agisse de valeurs à défendre ou de choix à étayer. Perceptible dans les débats, cette quasi-synonymie est également visible et entretenue sur d ‘autres scènes médiatiques telles que certains blogs de candidats, ou encore les interviews dans la presse au cours de la primaire. Elle nous donne à voir et à entendre combien projet et programme deviennent indissociables, en particulier à l’aune des questions économiques, devenues centrales dans les débats et les choix politiques.

Cette indifférenciation illustre assez clairement la dimension programmatique du projet, un instrument de gouvernance, devenu central dans le modèle managérial de la société néolibérale décrit dans les années 90 par Luc Boltanski et Eve Chiapello Mais là où Boltanski montrait à quelles conditions la critique artistique avait favorisé dans le projet la force créative au détriment du programme jugé rigide et contraignant, la parole politique fait resurgir le couple projet-programme.

Cet hybride habile à défiger le sens des mots du politique montre le travail à l’œuvre, la performance, au sens anglo-saxon de représentation en actes, de l’expression politique. Faut-il y voir le témoin d’un discours qui s’épuise à vouloir maîtriser son propos, ou qui ose, encore et toujours, faire le pari, que le sens, malgré tout, déborde ?

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