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Psychopathologie du 2ᵉ cerveau ou les souffrances du moi-ventre

Le succès durable et mondial du best-seller de Giulia Enders (Le charme discret de l’intestin) est un signe évident de la fascination universelle de l’homo sapiens moderne pour son tube digestif et ses turpitudes. Fascination, mais aussi préoccupation voire, pour certains, obsession. Il faut dire que les plus grands scientifiques contribuent aujourd’hui à cette passion planétaire, étudiant sous toutes ses facettes et dans tous ses diverticules le « deuxième cerveau ».

Beaucoup de chercheurs et de médecins y voient en effet une des causes de maladies parmi les plus fréquentes et les plus graves, de l’obésité à l’hypertension artérielle en passant par le diabète et différents cancers. De nombreux travaux portent également sur le rôle des perturbations de la flore intestinale (microbiote) et du système digestif dans l’apparition de différents troubles psychiques comme la dépression, les addictions, la schizophrénie ou l’autisme. Même si beaucoup de choses restent encore à démontrer dans ce domaine, ces hypothèses sont intéressantes et déboucheront peut-être prochainement sur de nouvelles pistes pour la prévention ou le traitement de ces maladies.

Connections intestinales

Schéma de l’intestin. William Crochot/Wikimedia, CC BY-SA

A l’origine, deux réalités mises en lumière grâce aux techniques de recherche modernes : l’intestin est un organe très fortement connecté au système nerveux, et notamment à l’encéphale, et il intègre même des neurones et des neurotransmetteurs comme le vrai « premier cerveau » ; les parois du système digestif constituent une interface essentielle entre le dedans et le dehors, avec un rôle de filtre décisif contre différentes agressions pouvant perturber l’ensemble de l’organisme, dont à nouveau le cerveau. Il est aidé en cela par une flore intestinale imposante, qui contient plus de bactéries que le corps comporte de cellules humaines, dont on sait maintenant qu’elle intervient grandement dans de nombreuses fonctions vitales du corps, système nerveux compris.

Escherichia coli est l’une des bactéries qui composent la flore intestinale humaine. Eric Erbe/Wikipédia

Ces populations de bactéries très diverses sont souvent gravement perturbées par le mode de vie occidental moderne, du fait d’une alimentation déséquilibrée surtout, mais aussi de toxiques biologiques de l’environnement et peut-être du stress psychologique. Tous ces éléments peuvent expliquer que le système digestif et son contenu jouent un rôle important, notamment via des processus inflammatoires, dans l’apparition de maladies neurologiques et mentales.

Moi-ventre

Mais longtemps avant d’avoir eu accès à ces connaissances nouvelles et passionnantes, les médecins et les psychiatres connaissaient l’importance du ventre et des « tripes » dans les souffrances psychiques. On pourrait passer en revue, dans presque toutes les pathologies psychiatriques, les signes digestifs qui en sont plus ou moins caractéristiques. Nous nous contenterons ici d’insister sur les plus importantes et les plus insolites.

À l’instar du moi-peau décrit par les psychanalystes (Anzieu), il existe un moi-ventre, reflet à la fois de notre identité et de notre vie émotionnelle. On peut se représenter le système digestif comme une gigantesque peau internalisée, qui partage d’ailleurs beaucoup de similarités embryonnaires avec le revêtement cutané (épithélium), mais avec une surface de contact beaucoup plus étendu et une fonctionnalité beaucoup plus riche et complexe. Pas étonnant alors que les intestins occupent encore plus, et plus douloureusement parfois, notre espace psychique que le derme, même s’ils sont (en général) moins visibles pour autrui.

Sueur aux tripes

Les premiers coupables potentiels dans les souffrances du ventre (ou « bidalgies » pour certains) sont les émotions. On pense bien sûr surtout à la peur et à ses divers avatars, anxiété, angoisses, phobies et terreurs diverses, celles qui prennent les tripes sous forme de douleur intense, sensation de torsion et répercussions diverses sur le transit intestinal. Il peut s’agir de signes très intenses et violents, lors d’une crise d’angoisse ou d’une attaque de panique, mais aussi de douleurs plus lancinantes et durables que l’on attribue souvent au stress ou à une anxiété chronique (les fameux troubles psychosomatiques).

Preuve que tout cela n’est pas que « dans la tête », le stress intense peut provoquer des ulcères de l’estomac, que l’on se fait fort de prévenir par exemple dans les services de réanimation en prescrivant des pansements gastriques aux malades hospitalisés sur des temps longs avec des soins invasifs. Le stress et l’anxiété jouent un rôle aussi important dans l’expression des très fréquentes colites spasmodiques (dites aussi colopathie fonctionnelle ou syndrome du « colon irritable »), qui se manifestent par des douleurs abdominales répétées accompagnées de troubles du transit. Le mot irritable en dit long sur la symbolique émotionnelle et relationnelle attribuée à cet organe.

D’autres émotions s’expriment aussi par le ventre : le dégoût peut donner envie de vomir, la tristesse et la mélancolie peuvent engendrer de la constipation (c’est le cas souvent dans les véritables dépressions), et beaucoup d’émotions fortes coupent l’appétit. Les liens entre tube digestif et émotions, et plus globalement les styles de personnalité, sont tellement classiques qu’on parle couramment du tempérament constipé d’une personne, ce qui en général n’est pas un compliment. Plus rarement, certains états dépressifs se manifestent par des douleurs extrêmement fortes et réfractaires de la bouche et notamment de la langue (glossodynie).

Apopathodiaphulatophobie

D’autres pathologies psychiques comportent un excès de préoccupation pour le système digestif. Beaucoup de formes d’hypocondrie, avec ou sans dépression, conduisent à une focalisation obsédante sur le bon fonctionnement de cet organe, et surtout du transit quotidien. La phobie de la constipation (apopathodiaphulatophobie, incasable au Scrabble) est un grand classique de la médecine des personnes âgées, mais pas uniquement, et se traduit par une surveillance continue du nombre, de la quantité et de la qualité des selles, avec des demandes répétées de solutions thérapeutiques diverses en cas de besoin (ou justement non…).

La constipation est un bon créneau. mlhradio/Flickr, CC BY-NC

En psychiatrie, nous connaissons le syndrome de Cotard qui est un signe de dépression très grave dans lequel les malades sont convaincus que leurs organes, et notamment leur système digestif, ne fonctionnent plus du tout, sont détruits, pourris, ont totalement disparu. Il faut alors intervenir très vite car ce symptôme témoigne d’une souffrance intense qui s’accompagne fréquemment de conduites suicidaires.

D’autres préoccupations maladives pour le tube digestif rentrent dans le cadre des troubles du comportement alimentaire, boulimie, mais surtout anorexie. Les personnes qui en souffrent ont souvent la volonté quasi-délirante de faire disparaître leur ventre et son contenu, en maigrissant, mais aussi en abusant des produits laxatifs visant à « vider » les intestins et à supprimer tout risque de constipation même minime. L’anorexie mentale est une pathologie grave et complexe, qui repose notamment sur une perturbation de l’image du corps dans son ensemble et souvent du ventre de manière spécifique.

Fixation sur le tour de taille

À un degré moindre, beaucoup de personnes souffrent de « dysmorphophobies », c’est-à-dire de fixations obsédantes sur des défauts physiques souvent imaginaires et en tout cas très exagérés. Ces défauts peuvent les déranger pour elles-mêmes (et la notion de fragilité de l’identité est alors bien présente), et/ou pour l’image qu’elles donnent à voir aux autres. Car, même en dehors de l’exhibition du ventre sur une plage, le tour de taille est un élément important de la silhouette, visible par autrui dans presque toutes les circonstances.

À la plage, certains craignent de montrer leurs rondeurs. Florian Pépellin/Wikimedia, CC BY-SA

Dans ces préoccupations dysmorphophobiques abdominales (d’autres touchent le nez, le front ou le volume des muscles), la personne trouve son ventre trop gros ou trop gras, laid, avec de graves anomalies esthétiques liées à des cicatrices, vergetures ou autres bourrelets. Rien d’inquiétant si ça en reste à de simples plaintes passagères et minimes, conduisant juste à de légers régimes ou habitudes de camouflage ; mais des degrés élevés de souffrance et de retentissement peuvent être atteints, avec comme conséquences des restrictions alimentaires drastiques, des demandes de chirurgie correctrice abusive et un repli sur soi majeur se compliquant de dépression. Certaines évolutions sociétales et médiatiques peuvent amplifier ces obsessions et les angoisses qui en découlent, comme la mode des t-shirts découvrant le ventre ou celle des fameuses « tablettes de chocolat » qui font rêver tant d’adolescents.

Bruits de ventre

Mais le ventre ne fait pas que se voir, il peut parfois s’entendre ! Et, pour certains anxieux, cela peut également créer de nouvelles idées fixes : la peur de produire des bruits digestifs qui les feraient remarquer par les autres. C’est une forme de phobie sociale assez rare, mais que l’on peut rencontrer chez certains adolescents ou jeunes adultes qui sont hantés par ce risque d’attirer l’attention et les moqueries de leurs camarades en classe ou d’autres personnes dans les lieux publics et silencieux, avec la crainte de se faire remarquer ou tout simplement de déranger autrui. Cette peur est spécialement décrite au Japon et dans les pays asiatiques.

Au Japon, des toilettes sophistiquées font de la musique pour cacher les bruits lors de la satisfaction des besoins. Chris 73/Wikimedia Commons, CC BY-SA

S’y apparente un autre type de peur liée aux manifestations du système digestif, celle de dégager de mauvaises odeurs. Celles-ci peuvent être réelles ou imaginaires, et l’on parle alors de « syndrome de référence olfactive » (conviction fausse de sentir mauvais) qui est une pathologie apparentée aux TOC, à la phobie sociale et parfois à certaines psychoses.

Ce rapide panorama des troubles psychiques issus des intestins et du ventre montre à quel point les préoccupations digestives peuvent être prégnantes dans notre imaginaire et dans notre intimité. Pas très étonnant, en plus des données biologiques évoquées précédemment, si on se souvient que nous ne serions pas sur terre sans bouche et sans estomac, et donc sans intestin. Et que, plus globalement, « l’homme est une intelligence contrariée par des organes » (Talleyrand).

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