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Street-art réalisé à partir de mosaïque représentant Coluche, le fondateur des Restos du Coeur. 19 août 2023 Geeyom/Shutterstock

Quand la musique sert une bonne cause : comment toucher le public sans paraître opportuniste ?

Si les appels à la compassion traversent les âges, les dispositifs de communication par lesquels ils passent, eux, varient. Aujourd’hui ils mobilisent souvent des personnalités issues du sport, de la chanson, de la mode, du cinéma, de la littérature qui se présentent comme les porte-parole de « sans-voix », qui parlent « à leur place » et « en leur faveur ».

Chaque année le Téléthon a un « parrain » ou une marraine Mireille Mathieu, Yannick Noah, Garou, Soprano… ; l’appel à la compassion passe aussi par des chansons composées pour la circonstance et destinées à recueillir des fonds : aux U.S.A., la chanson « We are the World » (1985), pour les Africains victimes de la famine, a été interprétée par 45 artistes ; en France, « La chanson des Restos » (1986) a mobilisé des personnalités particulièrement médiatiques (Coluche, Michel Drucker, Yves Montand…).

Mais il n’est pas question ici de porte-parole au sens classique du terme. Ces médiateurs s’appuient en effet non sur un mandat donné par une organisation et sur des procédures bureaucratiques de nomination, mais sur des motivations d’ordre éthique, et souvent même sans que ceux en faveur de qui il parle le leur aient demandé. Leur position se révèle particulièrement délicate : ils doivent rendre audible et recevable la voix de ceux qu’ils défendent, mais non se substituer à elle.

Quand, pour mieux toucher le public, leur message mobilise des ressources esthétiques, cela ne va pas sans soulever des difficultés : peut-on produire des textes ayant une valeur artistique sans sortir du registre de l’appel à la compassion ?

Il ne peut être question de faire œuvre d’art véritable, de détourner au profit des artistes une parole qui se veut au service de ceux qui souffrent même si de fait c’est aussi un moyen de se rendre visibles, d’améliorer leur image, voire de faire leur propre promotion. Il faut donc trouver des solutions de compromis. Je vais en évoquer deux empruntés au domaine de la chanson : le cas des « Sans Voix » et celui des « Enfoirés ».

Les Sans Voix

Il existe un groupe de rock, les « Sans Voix », qui se donne pour mission de parler au nom des exclus de la société.

Ce groupe musical varois est né en février 2014 de la volonté de Piero Sapu, figure de la scène alternative et chanteur des Garçons Bouchers, BB Doc, Docteur Destroy. Il se donne pour mission d’amplifier et de porter la parole de tous les « sans », les « oubliés » de notre société.

Le projet est original car une voix du rock francophone a décidé de mettre son talent de parolier et son charisme scénique au service des exclus de la société, devenant ainsi un amplificateur et un porte-voix.

« Les paroles des morceaux composés par le groupe Sans Voix (une vingtaine de compositions à ce jour) sont les mots des “galériens” de l’existence, recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France. » (présentation du groupe sur son site Internet)

Pierre Favre dit « Sapu ». A.belloc/Wikimedia

Ici le groupe des « Sans Voix » est présenté à la fois comme « amplificateur et porte-voix » des « oubliés » et comme la « rencontre » entre un chanteur connu et les « Sans », les « délaissés ». Il y a là un risque de tension puisqu’un chanteur connu peut difficilement être considéré comme un « sans voix ». Mais la biographie et l’apparence du chanteur, Piero Sapu – chauve, tatoué et barbu – correspondent au stéréotype de l’artiste marginal vivant parmi les pauvres, et non à celle de l’artiste consacré qui entrerait en contact avec un monde qui lui est étranger.

En outre, pour ne pas trop s’éloigner des « sans voix », le groupe ne peut pas véritablement s’ancrer dans le champ musical en produisant des textes ou une musique qui seraient très élaborés sur le plan esthétique. Les textes des chansons sont ainsi présentés comme produits collectivement et « composés par le groupe Sans Voix », et « recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France ». L’une des chansons phares du groupe, « Rachel », par exemple, est attribuée à « Rachel Boncœur/W. Delgado, L. Gasnier, G. Mas, L. Merle, C. Parel ». Les paroles sont en harmonie avec les conditions dans lesquelles elles sont censées avoir été produites. La première strophe montre un éthos simple, pour mieux évoquer des personnes invisibilisées par la société :

Ce n’est qu’une voix qu’on ne voit pas qu’on ne regarde pas

Une petite voix une simple voix qui n’existe presque pas

Ce n’est qu’une voix qu’on n’entend pas qu’on n’écoute plus ou pas

Enregistrement de la chanson « Rachel » par le groupe « Les Sans Voix », juillet 2015.

Ici les paroles légitiment les conditions de leur propre énonciation : elles explicitent le sens même du groupe qui l’interprète, les « sans voix » font entendre « une voix qu’on n’entend pas ».

Si l’élaboration esthétique était poussée plus avant et si les membres du groupe agissaient comme de « vrais professionnels », on basculerait dans le registre de la chanson de variété. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour ceux qui se présentent comme appartenant à un monde d’exclus, mais exercent leur activité à l’intérieur du champ proprement musical.

La chanson des Enfoirés

Initiative beaucoup plus célèbre, la chanson des « Enfoirés » propose une autre manière de résoudre la tension entre élaboration esthétique et appel à la compassion. En 1985, Coluche lance l’idée des « Restos du Cœur ». Il demande au chanteur Jean-Jacques Goldman, d’écrire une chanson pour diffuser le message. Ce dernier compose « La Chanson des Restos » ; 533 900 exemplaires du disque sont immédiatement vendus au profit de l’association.

Cette chanson, bien qu’écrite par une star, s’efforce de ne pas ressembler à une chanson de variété habituelle, et pas seulement par son contenu. Cela se fait en réduisant au minimum les marques trop visibles de « poéticité » : les auditeurs ne doivent pas se focaliser sur la qualité esthétique du texte, au détriment de l’émotion. Cela peut se faire aussi en modifiant la manière dont elle est interprétée : la chanson ne valorise pas un interprète singulier, elle est assumée par un groupe de personnes réunies pour la circonstance. C’est le cas avec les « Enfoirés ». Le nom même de ce groupe éphémère est antiphrastique : il inverse imaginairement la position haute qu’occupent ses membres dans la société.

Le fait qu’il n’y ait que deux chanteurs parmi les premiers Enfoirés contribue aussi à faire sortir la chanson du registre purement musical : on y trouve des acteurs (Coluche et Nathalie Baye), un chanteur (Jean-Jacques Goldman), un acteur-chanteur (Yves Montand), ainsi qu’un footballeur (Michel Platini), et un animateur de télévision (Michel Drucker).

C’est là une manière de montrer que la visée esthétique n’est pas première, que c’est l’urgence qui contraint à intervenir ceux qui n’ont pas vocation à le faire. D’ailleurs, le texte n’est pas intégralement chanté. Seul le refrain l’est, et par l’ensemble des participants.

Voici, par exemple, le premier couplet :

Moi je file un rencard à ceux qui n’ont plus rien
Sans idéologie discours ou baratin
On vous promettra pas les toujours du grand soir
Mais juste pour l’hiver à manger et à boire
A tous les recalés de l’âge et du chômage
Les privés du gâteau les exclus du partage
Si nous pensons à vous c’est en fait égoïste
Demain nos noms peut-être grossiront la liste
Da lada da da da da (trois fois, en chœur)

La chanson des Restos du Cœur.

La chanson mobilise un français standard, voire familier, tant pour le lexique que pour la syntaxe. Les quatre premiers vers sont prononcés par Coluche, les quatre suivants par Yves Montand : personne ne doit s’approprier le texte. Les « Enfoirés » ont beau être célèbres, ils participent à une entreprise qui constitue une parenthèse dans leurs carrières respectives.

Le fait que les couplets soient parlés et non pas chantés se charge d’une valeur morale dans le cadre d’un appel à la compassion : chacun parle avec la voix qu’on lui connaît, déjà bien identifiée dans les médias, avec son humanité, qu’il partage avec les « exclus du partage ».

Les vrais chanteurs que sont Jean-Jacques Goldmann et Yves Montand ne sont pas distingués des autres. Tout est conçu pour éviter une mise en spectacle valorisante de l’interprète. Le chant est réservé au refrain, qui relègue à l’arrière-plan sa dimension esthétique par son caractère collectif, incarnation de la solidarité ; il culmine dans un « Da lada da da da da », pure expression d’un affect.

Pas plus que les « Sans Voix », les « Enfoirés » ne peuvent produire des textes sophistiqués. Un investissement esthétique trop prononcé risquerait à tout moment d’être perçu comme un artifice mensonger, incompatible avec la vérité du cœur, l’authenticité d’une conscience compatissante.

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