Dans l’histoire des jeux vidéo, certaines thématiques sont surreprésentées (science-fiction, médiéval fantastique, sport, guerre, mythes nordiques ou asiatiques, etc.). Cela va de pair avec la présence majoritaire de certaines émotions : angoisse, peur, colère. S’il n’est pas rare de pleurer devant un film, c’est bien moins courant devant un jeu vidéo. Ce constat n’est pas nouveau. Déjà au tout début des années 2000, le pionnier des « game studies », Gonzalo Frasca, affirmait sous forme de boutade que « les grands-mères sont plus cools que les trolls » en s’interrogeant sur les raisons de la sous-représentation de thèmes liés à la vie quotidienne.
Il envisagea alors des solutions, en soulignant l’intérêt que pouvaient offrir les jeux vidéo pour explorer ces thématiques du réel. Puisant l’inspiration dans le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal – où les spectateurs peuvent prendre la place des acteurs pour proposer leur propre solution à un problème de vie présenté –, Gonzalo Frasca pensait que les jeux vidéo pourraient être un médium idéal pour proposer aux individus un fonctionnement similaire à grande échelle. Selon lui, cela pouvait favoriser des logiques d’empathie à partir de la manipulation de règles et de choix. Pour illustrer ses théories, il développa d’ailleurs September 12th, qui exprime, à partir des règles du jeu, un message contre les logiques interventionnistes américaines suite aux évènements du 11 septembre 2001. Gonzalo Frasca constatait cependant à cette époque que les logiques économiques de l’industrie du jeu vidéo n’étaient pas favorables au développement de ce genre de jeux atypiques.
L’émergence de logiques alternatives au modèle dominant
Ces constats sont tout de même à nuancer : il existe, à la marge, dans l’histoire du jeu vidéo des contenus qui proposent des thématiques alternatives. On peut entre autres prendre l’exemple des productions françaises dans les années 80 dont certaines visaient un marché local et/ou mobilisaient des références culturelles relatives à l’actualité française de cette période, voire à l’histoire de France. Le jeu Freedom (Coktel vision, 1988) de Muriel Tramis aborde l’histoire de l’esclavage en Martinique en nous mettant dans la peau d’un esclave qui cherche à s’échapper des plantations. Le jeu a été co-écrit par Patrick Chamoiseau, romancier, théoricien de la créolité et futur prix Goncourt, créant alors à cette époque un pont atypique entre culture vidéoludique et culture littéraire.
De façon plus globale, ce type de logiques alternatives se structurent au cours des années 2000 avec l’avènement de la scène des jeux « indépendants », qui trouve avec l’essor d’Internet un mode de distribution offrant la possibilité de toucher des marchés de niche avec des coûts de production et des équipes réduites. Cela a aussi été permis par l’apparition de logiciels de développement plus accessibles. On assiste alors à une diversification des contenus, sans que la majorité de ces productions ne sortent pour autant d’une forme de confidentialité. C’est dans ce contexte que se multiplient des jeux indépendants exprimant des problématiques liées à la vie quotidienne.
Mais dans une industrie construite autour du divertissement et du « fun », ces productions sont mal acceptées, trop loin des normes de ce que l’on attend d’un « jeu ». Par exemple, le studio A Tale of Tales a développé un jeu expérimental, The Graveyard (2008), où le joueur incarne, ou plutôt accompagne, une grand-mère dans un cimetière alors que certains souvenirs lui reviennent de façon contemplative. Ce jeu a été qualifié de non-jeu à de nombreuses reprises, si bien que Michaël Samyn, game designer du jeu, a plus tard rédigé un « Notgames manifesto » comme un pamphlet affirmant sa philosophie de conception.
La recherche – création pour penser les « jeux expressifs »
Afin de penser les enjeux de ce genre de jeu émergent, j’ai proposé au début des années 2010 le terme de jeu expressif pour qualifier les jeux proposant de se mettre à la place d’autrui pour explorer des problématiques sociales, culturelles, psychologiques, etc.
Il faut souligner qu’au sein des jeux expressifs et des jeux vidéo en général, la forme biographique est très peu investie, alors même que ce genre est courant dans les autres médias, conduisant parfois à la reconnaissance du potentiel artistique d’un médium. Le cas de Maus de Art Spiegelman dans la bande dessinée est particulièrement éclairant, cette œuvre ayant remporté le prix Pulitzer.
Cette absence de jeux biographiques s’explique peut-être par l’association habituelle du jeu à un « exercice des possibles » : le joueur veut avoir l’impression qu’il a le choix et que ses actions ont des répercussions signifiantes sur la suite des évènements. Comment concilier cela avec le fait de transmettre une série de faits biographiques préalablement établis ? C’est la question que posent les rares jeux biographiques existants.
That Dragon Cancer (Numinous Games, 2016) propose de témoigner du vécu de son concepteur face à la maladie de son nouveau-né atteint d’un cancer. Pour rester dans le cadre ludique, le jeu mobilise de nombreuses scènes métaphoriques. On peut cependant souligner que sur le plan de la jouabilité, le choix a été fait de contraindre le joueur en ne lui laissant que peu de latitude quant au déroulement des faits.
La question de la biographie dans le jeu vidéo est donc particulièrement stimulante pour explorer les spécificités des jeux comme forme d’expression, posant la question de la façon dont il est possible de concilier la jouabilité aux impératifs du témoignage d’expériences individuelles. C’est à travers une initiative de recherche-création que j’ai récemment exploré le sujet avec le développement de Lie in My Heart. Le joueur va y découvrir une série d’évènements m’ayant touché il y a quelques années. La mère de mon fils, qui souffrait de troubles bipolaires, a décidé de mettre fin à ses jours. Au-delà du vécu de ce drame individuel et des interrogations sur ses nombreuses causes, se posent aussi les questions d’accompagnement de l’enfant dans cette épreuve tout comme celle de la résilience.
Le choix de conception qui a guidé le développement du jeu a été de laisser une certaine liberté au joueur dans la réaction aux évènements, voire dans le dénouement, afin de lui permettre de personnaliser l’expérience. Pour ce faire et afin de répondre à la tension existante entre jouabilité et témoignage, les acquis de la recherche en histoire contrefactuelle ont été intégrés dans la philosophie de conception : cette forme d’approche historique autorise l’exploration de scénarios alternatifs et probables pour mieux comprendre les facteurs jouant sur le déroulement d’une situation et ses mécanismes de causalité. Cela semblait approprié à la thématique qui interroge notamment les causes du drame.
L’une des recommandations méthodologiques de cette approche est d’inciter à faire la comparaison entre le scénario alternatif et l’évènement effectif. Dès lors, dans Lie in My Heart le joueur peut développer des possibles qui n’ont pas existé dans les faits. Cependant, celui-ci est fréquemment confronté à l’adéquation entre ses choix et le réel. Par exemple, alors que dans That Dragon Cancer l’épreuve nous est présentée au prisme d’une vision chrétienne de la mort (qui a permis au concepteur de surmonter le drame), le choix a ici été fait de laisser au joueur la liberté d’expliquer la mort à l’enfant selon différents systèmes de valeurs (croyants ou non-croyants).
Le jeu comme métaphore de la vie
Bien sûr, de nombreux jeux peuvent explorer ces problématiques sans pour autant les mettre en scène de façon centrale dans leur univers. On peut par exemple penser au jeu Celeste (2018) qui, sous couvert de jeu de plate-forme classique, véhicule par sa jouabilité une métaphore de la dépression et de la résilience. La notion de jeu expressif semble néanmoins particulièrement adaptée tant sur le plan de la recherche que de la création pour explorer les horizons expressifs des jeux vidéo : il s’agit de prendre en considération que le jeu est une métaphore de la vie.