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Quand les humanitaires se mêlent d’économie…

Travailleuses du secteur agro-alimentaire à Ouagadougou. Roberta Rubino, Author provided

Ces dernières années, dans le souci de contribuer à un développement durable et autonome des pays du Sud, les organisations humanitaires ont manifesté une attention croissante envers le secteur privé, notamment dans le secteur de la transformation agroalimentaire.

Du mythe du pauvre entrepreneur à l’économie de la survie

L’intérêt des acteurs de l’aide internationale pour le domaine économique n’est pas complètement inédit. Dans les années 1980-1990, face à l’échec de l’ouverture libérale et à l’énormité de ses coûts sociaux, la « lutte contre la pauvreté » devient un objectif consensuel pour les acteurs de la coopération internationale. La priorité reconnue aux besoins financiers des populations les plus pauvres favorisera l’essor de la microfinance et d’autres activités liées à l’idée du « pauvre entrepreneur ». Dans ce contexte, les programmes de développement évoluent en une sorte d’« économicisation du besoin » et de « financiarisation de l’aide ». En supposant qu’il est possible de combattre la pauvreté à travers des activités productrices de revenus monétaires, ces projets convergent autour de l’idée qu’il suffirait de doter les pauvres « en capital » pour assurer leur développement. Dans ce cadre, les activités génératrices de revenus (AGR) font leur apparition ; elles seront destinées à toucher de manière transversale tous les domaines de l’aide.

L’enquête ethnographique que nous avons conduite entre septembre 2017 et juin 2018 autour de la transformation agroalimentaire dans la ville de Ouagadougou, avec le soutien de la Fondation de la Croix-Rouge française, montre certaines limites de ce modèle.

L’étude a révélé que les stratégies destinées à valoriser ces activités traditionnelles finissent pour cristalliser le secteur informel en un véritable système économique parallèle : l’économie de la survie. L’économie de la survie se différencie du secteur informel et de toutes les autres formes spontanées d’art de la débrouille, puisqu’elle se structure et se développe dans un environnement socioculturel bien précis qui est celui de l’aide internationale.

Un marché à Ouagadougou. Roberta Rubino, Author provided (no reuse)

Les acteurs locaux de la transformation agroalimentaire

Les foires alimentaires sont devenues des événements assez fréquents dans la ville de Ouagadougou. Organisées par des ONG ou par les acteurs publics, elles sont destinées à exposer et à promouvoir la consommation des produits agroalimentaires de la tradition ouagalaise. Il s’agit, pour la plupart, de produits d’une variété assez limitée, transformés avec des techniques artisanales par des groupements de femmes sélectionnées dans le cadre d’un projet d’une ONG ou d’une association, selon des critères ethniques, géographiques et sexuels (« les femmes peuls », « les femmes de Koudougou », etc.).

Pour notre enquête, 19 de ces entreprises ont été étudiées, dont 9 artisanales et 10 semi-industrielles. Les méthodes mobilisées ont été celles classiques de l’anthropologie : entretiens de type qualitatif et observation en situation.

Cependant, pour l’étude des activités de production, c’est la méthode des itinéraires qui a été privilégiée. Cette méthode de type ethnographique et microsocial a permis de retracer les itinéraires de vie de ces unités de production et d’observer les activités dans le détail, de répertorier les obstacles et les facilités et de saisir toutes sortes de contraintes matérielles, sociales et symboliques.

L’histoire de Madame T. est assez emblématique des enjeux et des limites des programmes d’aide voués à la promotion de ces microactivités, souvent qualifiées de microentreprises. Madame T. est très connue dans le milieu de la transformation agroalimentaire ouagalaise. C’est une femme forte et énergétique qui a dépassé la cinquantaine depuis déjà quelques années.

L’âge et le sexe des promotrices de ces microactivités ne sont pas des éléments anodins. Dans la plupart de ces programmes d’aide internationale, la transformation agroalimentaire est devenue un secteur « genré », réservé aux femmes, dans le prolongement d’une tradition sexuelle du travail qui veut que les hommes soient producteurs et les femmes transformatrices. En tant que détentrices d’un savoir-faire traditionnel, les femmes les plus âgées, comme Madame T., sont devenues les cibles principales de ces projets qui, en voulant respecter la tradition, finissent par la reproduire.

Ces mini-unités de transformation artisanale se caractérisent aussi par le fait que le lieu de production coïncide avec la cour familiale, avec tous les problèmes d’espace et d’hygiène que cela implique. Le rythme de production est discontinu, ce qui détermine une forte variabilité dans le nombre d’employées. En ce qui concerne les recettes gagnées avec l’unité, elles ne sont pas employées en tant que « capital » pour des investissements dans l’activité, mais en tant que revenus pour satisfaire les besoins fondamentaux de la famille : scolarité des enfants, soins de santé, vêtements, cérémonies et, assez souvent, émigration d’un ou plusieurs membres de la famille.

Un savoir-faire rudimentaire

Ainsi, les techniques de travail de transformation demeurent rudimentaires. La plupart des tâches sont exécutées à la main ou avec du petit matériel que l’on retrouve dans la plupart des foyers de Ouagadougou : bassins en plastique, casseroles, pilons en bois…

Les conséquences les plus importantes de ce faible niveau technologique et de la rusticité du savoir-faire employé sont, d’un côté, l’absence d’innovation et, de l’autre, la multiplication exponentielle de ces activités qui se reproduisent suivant une sorte de mitose cellulaire. Cette segmentation de l’offre entraîne une segmentation de la demande : les marchés sont envahis par des produits homogènes.

Néanmoins, cette situation est aussi le résultat d’un modèle d’aide spécifique et de l’idée implicite de solidarité qu’il véhicule. Les entretiens ont permis de révéler que, dans le cadre de ces projets, les femmes sont encouragées à partager entre elles leur savoir-faire et leur marché. Comme déclare un agent d’une ONG qui appuie ce genre de projet, l’objectif serait de garder ces mini-unités « au même niveau » ; mais, en réalité, ces unités restent immobilisées à un stade proto-industriel où il n’y a ni progression ni régression. Cette observation est confirmée par le fait que, parmi les mini-activités de l’échantillon analysé, aucun passage d’échelle à des niveaux semi-industriels n’a été constaté.

Vendeuse de fraises sur un marché de Ouagadougou, le 6 mars 2017. Issouf Sanogo/AFP

Les limites de l’économie de la survie

Une autre conséquence, non moins importante, est la totale déconnexion entre les prix des produits et leur coût de production. Les produits arrivent sur le marché avec des prix de vente extrêmement bas qui ne semblent répondre à aucun autre principe sinon à la « fonction sociale » de l’économie de l’humanitaire, puisqu’ils permettent aux biens alimentaires de rester accessibles dans un pays où le pouvoir d’achat demeure extrêmement limité. Cependant, l’observation de certaines filières montre que l’expansion des AGR s’accompagne de la contraction des activités semi-industrielles qui, dans l’impossibilité de rester compétitives sur le marché, et à défaut d’appuis spécifiques, finissent soit par entrer dans l’économie de la survie soit par disparaître.

Cela participe à renforcer l’hypothèse de l’existence d’un « système économique de la survie » qui fonctionne selon des règles et des principes particuliers. Les données de terrain, la reconstruction des relations sociales et de pouvoir et donc de légitimité, et enfin l’analyse des conditions matérielles d’existence de ces unités montrent que malgré leur déplacement en ville, ces activités continuent à fonctionner selon un « mode de production domestique ».

L’analyse du système d’appui et de l’origine des financements montre qu’il ne s’agit en aucun cas de « survivances » ou de quelconques vestiges du passé, mais d’un système contemporain, entretenu par les acteurs de l’aide internationale. Ce système, calqué sur les caractéristiques de modes de production traditionnels ou « informels », a fini par générer les « économies de la survie ». Comme le marché informel, ces économies fonctionnent au-delà de l’État. Néanmoins, ce ne sont pas les pouvoirs traditionnels, mais les ONG et les acteurs de l’aide qui structurent, organisent et légitiment ces économies.

Cependant, les effets ne sont pas seulement d’ordre économique mais aussi politique et social. Si d’un côté, l’économie humanitaire reproduit des modes de production domestique, de l’autre elle finit par renforcer un ordre politico-social spécifique puisque à chaque mode de production correspond un ordre social et politique spécifique.

Aucun changement social en vue

En fait, au sein de ces unités nous retrouvons des comportements traditionnels qui, avec l’économie humanitaire, se reproduisent – par exemple la division sexuée du travail ou la transmission verticale des savoirs dont les plus âgées restent les dépositaires tout en gardant leur pouvoir. De surcroît, si l’on considère que les pratiques de circulation du profit de ces unités sont destinées à satisfaire les besoins du ménage, on remarquera qu’elles n’ont aucune possibilité de soutenir des structures sociales (école, hôpitaux, etc.) qui dépassent le cadre familial.

C’est pourquoi ces activités ne génèrent aucun changement social, y compris en ce qui concerne la condition des femmes, dont l’autonomie économique ne s’accompagne pas d’une émancipation sociale et politique. Les femmes promotrices restent encastrées avec leurs recettes dans une trame de relations sociales traditionnelles qui continuent à les défavoriser. Bien que certaines d’entre elles aient pu créer de petits espaces d’autonomie à travers leurs activités, ces espaces restent circonscrits à une sphère individuelle qui ne devient jamais collective, à défaut de véritables changements sociopolitiques.

Les AGR ont été pensées pour assurer des revenus monétaires aux familles mais elles sont inadaptées pour répondre aux exigences alimentaires des villes. De plus, elles ne peuvent pas entraîner un passage d’échelle automatique entre la famille traditionnelle et la société puisque ces deux formes sociales révèlent de deux systèmes sociopolitiques et économiques différents.


Roberta Rubino est soutenue par la Fondation Croix-Rouge française, dédiée à l’action humanitaire et sociale. Elle accompagne les chercheurs depuis la conception de leur projet de recherche jusqu’à la mise en valeur de leurs travaux, et la promotion de leurs idées.

Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site de la Fondation Croix-Rouge française.

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