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Que peut la fiction littéraire face aux scandales des Ehpad ?

Comment mettre en récit la vie dans les EHPAD? Pixabay

La littérature, ce stéthoscope ultra sensible, permet d'explorer de nouveaux imaginaires et nous renseigne aussi sur l'état de notre société, son passé, ses rêves, ses aspirations. À travers cette série, « Imaginer le réel », on se demandera notamment si Proust était un physicien de génie ou si le bovarysme est toujours d'actualité au XXᵉ siècle. Notre premier épisode explore les représentations du grand âge.


Compte tenu des discours les plus relayés sur l’Ehpad, on peut s’accorder à dire que c’est un lieu-repoussoir, objet d’hostilité, matière à scandale. La publication récente de l’enquête du journaliste Victor Castanet sur les Ehpad privés ORPEA s’ajoute à ces dénonciations, même s’il s’agit en outre, avec ce dernier, de dépasser l’horizon du témoignage en présentant un système financier incontrôlable.

Mais parmi la multiplicité des discours portés sur l’Ehpad, il nous semble essentiel d’écouter ce que certains récits littéraires français contemporains (romans et récits autobiographiques) ont à dire à ce sujet sujet en matière d’éthique et de confrontation des points de vue.

Il n’est pas question de faire une apologie de la littérature ou de considérer qu’elle offre uniquement une perspective de réhabilitation de l’Ehpad dans le cadre d’une littérature feel good, car la littérature sait aussi se faire dénonciatrice.

C’est le cas dans le dernier roman de Michel Houellebecq, Anéantir, qui fait dire à l’un de ses personnages-médecins que les Ehpad sont des « mouroirs ignobles », « une des plus grandes hontes du système médical français ». Le problème avec ces témoignages et récits, c’est qu’ils envisagent surtout une facette extérieure de la situation, affranchie du point de vue de la personne institutionnalisée ; le rejet de l’Ehpad ne nous apparaît alors pas tant comme un rejet de ce lieu en soi que comme un rejet de la dépendance qu’il accueille. Bien que ce ne soit pas leur but initial, force est de constater que c’est ce à quoi ils conduisent : une exclusion de ces personnes vivant en maison de retraite, réduites à une dépendance et à une vulnérabilité, que l’on cherche plus à dénoncer qu’à comprendre.

Comprendre la dépendance

Pourtant, à la lumière de l’analyse de Bernard Ennuyer, il est primordial de considérer que la dépendance est aussi la condition fondamentale et positive de l’être humain, elle est d’abord un lien d’individu à individu. C’est ce qu’un certain nombre de récits et de romans récents tentent de mettre en avant, en proposant d’explorer le vécu de personnages de femmes et d’hommes vieillissant en institution. Ils ont le mérite de ne pas condamner directement l’Ehpad pour plutôt questionner notre rapport à la vieillesse et à la dépendance. En ce sens, ils apportent un contrepoint, peut-être d’autant plus juste et réaliste, face aux représentations sociales et médiatiques généralement hostiles à l’institution.

O. Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître. Site éditions Gallimard

Olivia Rosenthal, avec On n’est pas là pour disparaître (2007), propose des monologues intérieurs d’un homme atteint de la maladie d’Alzheimer et invite le lecteur à des exercices troublants qui consistent à se mettre à la place de ce dernier. Son écriture est nourrie par des immersions en Ehpad, et notamment en unité protégée (unité dédiée aux personnes avec troubles cognitifs). Le récit fait alterner les voix et les points de vue : résidents, familles et soignants. Il s’agit de donner voix à l’inexplicable, sans chercher absolument à le résoudre.

« Il y a autour de moi des objets, je crois qu’ils m’étaient familiers mais ils ne me disent rien, ne me parlent plus. J’ai beau tendre l’oreille pour écouter ce qu’ils murmurent, je ne les entends pas. Je crois que je deviens sourd, c’est cela, je deviens sourd. Et quand on devient sourd, on entre dans le silence, on n’entend plus les voix, on ne les comprend pas ou seulement par bribes. Le monde n’est pas fait pour moi, c’est ce que je me dis. Le monde parle sans moi, agit sans moi, s’active sans moi. Je ne suis plus un occupant du monde. »

M. Goyet, ça va mieux, ton père ? Site éditions Stock

En 2018, Mara Goyet, en écrivant un récit à partir de l’entrée de son père en Ehpad, atteint également de la maladie d’Alzheimer, propose un récit d’accompagnement au présent qui se refuse de participer du livre de deuil : elle se place ainsi dans la lignée des nombreux récits de filiation dédiés à un parent comme ceux d’Albert Cohen ou d’Annie Ernaux, tout en l’envisageant volontairement du vivant du père. L’autrice complexifie la définition de l’aidant familial et remet en cause l’idée très souvent répandue de l’abandon familial en Ehpad. Le récit essaie de travailler une juste distance entre se dire et dire l’autre, le proche : énoncer un sentiment de culpabilité d’aidant et d’enfant à certains endroits tout en affirmant une continuité de l’identité, de la dignité chez le père atteint de troubles neurodégénératifs.

« On dirait parfois – je suis grandiloquente – un duo mozartien. Il affirme, je confirme, il dit, je nuance, jamais je ne contredis pour ne pas gâcher l’harmonie. Il questionne, je réponds. Il est péremptoire, je le suis aussi. Il dit n’importe quoi. Mais ce n’est pas la première fois. Jamais n’importe comment. C’est lui. »

D. de Vigan, Les Gratitudes. Site éditions JC Lattès

Aborder la gratitude

Comme elle l’avait fait avec Les Loyautés (2018), Delphine de Vigan questionne les diverses facettes d’une valeur, les modalités d’une qualité dans Les Gratitudes (2019) mettant en lumière l’idée que la gratitude – comme la dépendance – ne se pense pas que dans un sens et qu’elle ne se situe pas toujours là où on l’attend (de l’aidé envers l’aidant), même dans un lieu institutionnel tel que l’Ehpad. L’autrice propose un schéma initial assez classique : Michka Seld entre en Ehpad du fait de chutes répétées. Ayant échappé, enfant, aux camps de concentration grâce à la protection d’un couple prêt à l’accueillir, elle ne pourra mourir apaisée que lorsqu’elle aura retrouvé et remercié ce couple. Dans ce récit, l’accueil et l’hospitalité sont pensés dans une optique de réciprocité, parfois oubliée quand on décrit le milieu institutionnel, et la question de la transmission sera d’autant plus prégnante qu’elle est exacerbée par les troubles du langage du personnage.

« Oui, près du ref… de la s… stable à manger… tu regarderas, en haut de la porte, il y a un… une sorte de… chose blanche… qui lance un… pshiiiiit, comme ça, à chaque fois qu’on entre dedans. Je vais te le dire : ils nous gazent. »

M. Besserie, Le Tiers Temps. Site éditions Gallimard

La question du langage est également très présente chez Maylis Besserie, dans Le Tiers Temps (2020), qui a reçu le prix Goncourt du premier roman. Le journal fictif de la fin de vie de Samuel Beckett en maison de retraite est entrecoupé de divers documents d’observations médicales et para-médicales. Comme avec Olivia Rosenthal, l’éthique de la polyphonie caractérise cette littérature contemporaine qui cherche à raconter le vécu et l’intime en maison de retraite. La mise en scène du bilinguisme de Beckett interroge le jargon de l’institution et parvient à le questionner, à le mettre à distance en refusant d’en être uniquement l’objet voire la victime.

« Je suis dans le jardin. Je ne sais pas si on peut vraiment dire que c’en est un, mais je suis ‟dans le jardin". C’est comme ça qu’on l’appelle. Je me plie au nom qu’on lui donne. »

Parce qu’ils questionnent l’éthique de la relation d’aide familiale ou professionnelle, interrogent le langage qu’on porte sur l’institution, la vieillesse ou la maladie et donnent les réelles possibilités de l’empathie en faisant des propositions pour se mettre à la place du résident, possiblement malade de la mémoire, nous invitons à lire ou à relire ces récits pour parvenir à penser l’Ehpad en dehors du scandale.

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