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Quel avenir pour les femmes kurdes d’Irak et de Syrie ?

Les femmes kurdes ont été à la fois actrices et enjeux du conflit contre Daech. À quel prix? (photos issues du compte flickr du mouvement de guérilla kurde). Kurdish YPG Fighters/Flickr, CC BY-ND

L’opération militaire « Rameau d’olivier », relativement mal-nommée, débutée le 20 janvier contre l’enclave kurde d’Afrine dans le Nord-ouest syrien, a été menée d’une main de fer par le gouvernement turc, qui vise ainsi à détruire les fondements d’un gouvernement autonome kurde dans la région.

Tandis que la France, au risque d’énerver Ankara, a récemment réitéré son soutien aux Kurdes de Syrie, alliés précieux de la coalition dans la lutte contre Daech, le projet d’autonomie kurde lui pourrait vivre ses derniers instants. Et avec ce projet, celui de l’autonomie et montée en puissance des femmes kurdes, à la fois actrices et enjeux médiatiques de cette tragédie géopolitique.

Un partage inique

La région kurde de l’Irak est la seule qui jusqu’à présent a bénéficié d’une autonomie reconnue par l’État central (constitution irakienne de 2005), créant un précédent.

Cette région est l’aboutissement d’un partage territorial, initié par la France et la Grande-Bretagne au Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale. Ces pays ont divisé le territoire kurde entre quatre états : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie.

Carte de la répartition de la population kurde en 2003. D’après David McDowall, A Modern History of the Kurds, 2003, dans « Afrique et mondialisation », MOOC, Sciences Po. FNSP. Sciences Po -- Atelier de cartographie, CC BY-NC

Les populations kurdes y ont subi depuis lors des persécutions, des déportations, des massacres, le déni de leur existence en tant que peuple et des actes de génocide).

Sa population se compose principalement de Kurdes sunnites mais comprend également des minorités ethniques telles que des Turcomans et des Arabes ainsi que des minorités religieuses de confessions yézidie et de diverses confessions chrétiennes.

Une longue histoire de résistance

La société kurde irakienne a été l’objet d’une occupation prolongée, a subi le joug d’une dictature sanguinaire et a traversé les affres de plusieurs guerres mettant en jeu à la fois l’Irak et le Kurdistan : une guerre contre l’Iran, deux guerres du Golfe, un génocide, une guerre civile parmi les Kurdes eux-mêmes.

De 2004 à 2014, le Kurdistan a joui d’une paix retrouvée qui lui permettait d’entamer une reconstruction grâce à son statut de région autonome, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Toutefois, en 2014, le Kurdistan a du s’engager dans une guerre contre Daech qui s’apprêtait à envahir le Kurdistan, ayant au préalable prononcé les Kurdes apostats, c’est-à-dire destinés à être exécutés. Aujourd’hui, les tensions intestines et l’hostilité manifeste du gouvernement irakien menacent les progrès en cours dans la société kurde.

Face aux multiples tentatives visant à les mettre en échec ou les annihiler, la société et la culture kurde se distinguent par une longue histoire de résistance, dans laquelle es femmes kurdes sont à la fois actrices et enjeu.

Les Filles du soleil, film d’Eva Husson en lice à Cannes en 2018 raconte la vie de ces combattantes kurdes, avec l’actrice iranienne Golshifteh Farahani. Wild Bunch

Un projet de société féministe

Les femmes ont été partie prenante de la lutte pour défendre les droits des kurdes.

Elles s’associent à un projet résolument national porté par la vaste majorité des Kurdes irakiens, comme en témoigne le résultat du référendum du 25 septembre 2017, se prononçant à 92,7 % en faveur de l’indépendance. Cependant, les femmes proposent aussi un récit national prenant en compte leurs revendications propres et se sont mobilisées pour contribuer à l’élaboration d’un projet de société qui intègre pleinement les droits de femmes.

En effet, bien qu’ils soient traversés par des tensions, nationalisme et féminisme ne sont pas nécessairement incompatibles. Les femmes kurdes se sont investies dans une contestation du modèle patriarcal porteur de traditions et de normes qui leur assignent des rôles sociaux contraignants et selon lesquels elles sont le dépositaire de l’honneur familial et communautaire.

Un modèle que l’islam traditionnel ne fait que renforcer. La société kurde en pleine transformation post-2003 a présenté aux femmes des opportunités nouvelles dont elles se sont saisies pour accroître leur capacité d’action et leur participation politique, civique et sociétale.

Elles se sont appuyées sur le discours des partis politiques qui vantent modernisme et égalité entre les femmes et les hommes, mais elles doivent aussi combattre les influences traditionnelles auxquels les partis sont sensibles dans leurs visées électorales.

Drapeau kurde. Le projet national kurde propose d’impliquer les femmes à tous les niveaux de la société. Kurdish Army/Flickr, CC BY-SA

Tous les partis intègrent la participation des femmes dans un projet national : les partis politiques laïcs qui dominent la scène et les partis islamiques qui recueillent 17 % des votes. Ces derniers incorporent les femmes tout en proposant des normes conformes à leur interprétation de la chariah, dont certaines femmes se réclament, mais que la majorité d’entre elles perçoit comme une entrave à l’égalité de genre.

Activisme institutionnel

Les femmes kurdes poursuivent leur action jusqu’au sein du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) dans un parlement qui leur réserve 30 % des sièges. La mise en place par le GRK d’institutions et de libertés démocratiques ont facilité l’expansion de l’activisme féminin. Notamment, des médias indépendants ainsi que des ONG et des associations ont ouvert de nouvelles avenues de participation aux femmes, des sphères d’action qu’elles tendent à privilégier. Les femmes kurdes proposent un projet sociétal qui démarque la société kurde de son homologue arabe irakien et célèbrent l’autonomie du Kurdistan en promouvant les droits des femmes ainsi que des normes différentes pour les relations de genre.

Jeunes Kurdes en mission à Afrin, février 2018. Kurdish YPG Fighters, CC BY-SA

Par exemple, la loi de 2011 contre les mutilations génitales féminines a démontré cette volonté de combattre la violence contre les femmes et a été emblématique de cette autodéfinition kurde.

Cette loi a été le fruit de larges mobilisations dont les femmes ont été la cheville ouvrière et sanctionne un spectre très vaste de violences faites aux femmes, tels que les mariages forcés, les divorces forcés/répudiations, les entraves à l’emploi par le chef de famille, le droit du chef de famille d’infliger un châtiment corporel, l’excision, les crimes d’honneur, le viol et même le viol conjugal.

Une radicalité progressiste

Ces dispositions législatives se caractérisent par leur radicalité, les plus avancées dans le monde arabo-musulman sur le thème de la violence contre les femmes. La loi sur le statut personnel, quant à elle, a considérablement restreint les possibilités de polygamie – sans l’interdire toutefois – et a octroyé aux femmes des droits en ce qui concerne la garde des enfants et le témoignage en justice.

La région autonome se différencie clairement de l’Irak par ces dispositions législatives alors que la loi irakienne continue d’accorder des circonstances atténuantes aux coupables de crimes d’honneur (des peines très réduites), octroie au chef de famille le droit d’infliger des châtiments corporels et remet entre les mains des communautés religieuses la régulation du statut personnel.

La mobilisation des femmes kurdes, et par extension, la société kurde, marque une exception dans un Moyen-Orient patriarcal où la tradition de la supériorité de l’homme constitue le principe générateur et régulateur des relations de pouvoir et des modes d’action.

Or, aujourd’hui, les retombées de la guerre contre Daech en Irak et au Kurdistan, les interventions militaires turques, doublées d’une crise politique et économique, enrayent les progrès à venir sur les droits des femmes dans le projet national, et, de fait, la possibilité d’un projet démocratique progressiste unique en son genre dans la région.


Cet article est publié en collaboration avec le numéro 38 de Fellows publié par RFIEA, intitulé Minorités, religions, genre dans la construction de l’État. Le réseau des quatre instituts d’études avancées a accueilli plus de 500 chercheurs du monde entier depuis 2007. Découvrez leurs productions sur le site Fellows.

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