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La relance d'un nucléaire estampillé “ vert ” interroge. Comment se construit l'imaginaire autour de cette énergie ? Johannes Plenio / Unsplash

Quel récit derrière le retour en grâce du nucléaire ?

Il y a un peu plus de 10 ans, la catastrophe de Fukushima relançait les débats sur l’utilisation du nucléaire civil. Aujourd’hui, l’effroi a laissé place à un discours moderniste, valorisant un savoir-faire français et mettant en avant le nucléaire comme outil de lutte contre le changement climatique. Comment cet imaginaire s’est-il construit ? Quel récit trouve-t-on derrière le retour en grâce du nucléaire ? C’est à ces questions que s’est attelé Ange Pottin, chercheur en philosophie des sciences et des techniques à l’université de Vienne. Dans « Le Nucléaire imaginé. Le rêve du capitalisme sans la Terre », qui vient de paraître, il met en lumière les logiques sociales et politiques associées à ce grand récit. Ses recherches soulignent l’héritage d’un discours construit dans les années 1950, marqué par « l’idée trompeuse et enivrante d’une indépendance vis-à-vis de tout ancrage terrestre ». Nous vous proposons ici quelques extraits de l’introduction.


L’imaginaire désigne des représentations qui se distinguent à la fois par leur rapport déformant à la réalité et par leur pouvoir de mobilisation collective. Les représentations imaginaires s’immiscent jusque dans les domaines réputés les plus froidement rationnels de l’activité humaine et viennent leur conférer un sens que ne sauraient fournir les seuls tests et calculs.

Que l’on pense aux expositions universelles des XIXe et XXe siècles : les installations qui y étaient exposées fournissaient des symboles enthousiasmants du progrès technique, de la prospérité et de la puissance des empires occidentaux, à même de susciter l’adhésion des milliers de personnes qui les visitaient. Du même coup, elles fournissaient une représentation idéalisée de la technique qui reléguait dans l’ombre ses conditions de fonctionnement ainsi que les rapports de domination sur lesquelles s’appuyait la puissance célébrée s’appuyait.

Dans le cas du nucléaire, cet imaginaire est avant tout marqué par l’idée trompeuse et enivrante d’une indépendance vis-à-vis de tout ancrage terrestre. Mais ce concept seul n’est pas suffisant : l’imaginaire est indissociable de toute institution humaine et le nucléaire n’est certainement pas la seule industrie qui repose sur un imaginaire riche. C’est pourquoi il faut préciser un peu de quel imaginaire il s’agit ici et à quelles logiques sociales et politiques il est associé.

C’est ce que nous ferons avec le concept de capital fissile. Celui-ci désigne les substances matérielles, les machines et les personnes mobilisées dans la production nucléaire en tant qu’elles sont enrégimentées par le processus d’accumulation capitaliste.

Le nucléaire imaginé

Le nucléaire imaginé
Cet extrait est issu de « Le Nucléaire imaginé, Le rêve du capitalisme sans la Terre », d’Ange Pottin, qui vient de paraître aux éditions La Découverte. Editions La Découverte

Précisons un peu. Selon certains marxistes, le capital n’est pas d’abord un ensemble de choses qui seraient possédées par une classe au détriment d’une autre, mais une logique d’accumulation de la valeur économique ; cette valeur prend d’abord la forme d’argent, lequel, une fois investi, s’incarne dans un ensemble de moyens de production ; ceux-ci génèrent une valeur supplémentaire sous forme de profit ; ce profit est à son tour investi dans un agrandissement de l’appareil productif, etc. C’est ainsi que la poursuite d’une valeur immatérielle entraîne l’accroissement indéfini de l’exploitation matérielle des humains, des autres animaux et des milieux naturels. En effet, afin d’alimenter ce processus, l’accumulation du capital doit toujours se fournir en biens matériels de faible valeur – travail non salarié, matières premières, terres cultivables, et autres – qui doivent être, par des rapports de domination et des moyens techniques, appropriées à la logique d’accumulation (si cette théorie du capital comme processus d’accumulation est présente chez Marx, elle a été développée ultérieurement – d’abord dans la théorie de l’impérialisme de Rosa Luxemburg puis reprise et développée par David Harvey.


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Ainsi, on va le voir, le projet du capital fissile revient à approprier un ensemble de substances radioactives aux fins de l’accumulation de la valeur économique. Ce faisant, il cherche du même coup à garantir la continuation de l’accumulation économique par-delà les limites matérielles qu’impose la dépendance de l’économie aux combustibles fossiles.

Dans ce qui suit, je vais retracer les liens qui unissent, en France, l’imaginaire associé à l’énergie nucléaire et le capital fissile. On suivra notamment un fil directeur où se jouent de manière particulièrement parlante ces entrelacements du capital et de l’imaginaire : la stratégie dite du « cycle du combustible fermé ».

Cet ajout à la théorie marxiste est aujourd’hui associé à la théorie des Cheap Natures proposée par Jason Moore, mais trouve avant tout ses racines dans le marxisme écoféministe et notamment dans l’école de Bielefeld animée, entre autres, par Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen) pour une édition récente en français, voir La Subsistance : une perspective éco­féministe.

Le mythe du nucléaire écologique

Depuis les années 1950, de nombreuses personnes au sein de l’industrie soutiennent la chose suivante : le combustible nucléaire irradié, sorti chaud, toxique et critique du réacteur, d’abord exploité pour les besoins de la bombe atomique, contient des biens énergétiques de valeur tant pour le marché actuel que pour la société d’abondance à venir.

Il doit donc être « retraité », « recyclé », « multi-recyclé ». Cette stratégie allie l’imaginaire d’un nucléaire indépendant de tout ancrage terrestre – jusqu’à être capable de trouver dans son propre système technique la ressource future – à l’idée d’un parachèvement de la stratégie du capital fissile, en mesure d’approprier ses propres déchets aux fins de l’accumulation économique.

Et, ainsi, elle légitime et justifie la mise en place d’une infrastructure dangereuse, polluante et controversée. Cette infrastructure se trouve aujourd’hui à une croisée des chemins.

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D’un côté, elle se mue en un vaste héritage encombrant qui commence à donner des signes de faiblesse, avec de nombreux déchets radioactifs pour lesquels l’industrie cherche des espaces de stockage, et dont les chantiers de démantèlement vont engager de nombreuses personnes et d’importants moyens matériels durant les décennies à venir.

De l’autre, elle continue à porter les rêves d’une économie nationale indépendante et décarbonée, rêves dans lesquels le thème de la « transition énergétique » retrouve les argumentaires et les imaginaires d’antan pour légitimer la continuation de la croissance économique sur une planète déréglée. L’usine de retraitement de La Hague, dans le Cotentin – lestée à la fois du projet d’un cycle nucléaire indépendant de la Terre et de décennies de traitement chimique de combustibles hautement irradiés –, est un symbole de cette contradiction nucléaire et, par-delà, de la contradiction du capitalisme contemporain.

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