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Quelles politiques économiques soutenir ? Les attentes paradoxales de l’opinion publique

Manifestation à Paris, le 19 octobre 2017. Lionel Bonaventure/AFP

Qu’attendent les Français de leur gouvernement ? On peut l’appréhender par de multiples moyens, aussi bien par le vote des électeurs que par les expressions publiques des groupes de pression et par les actions militantes, notamment dans la rue. On peut aussi le saisir à travers les sondages d’opinion, faits en fonction de l’actualité du moment, qui évaluent si l’exécutif est soutenu ou pas dans les réformes qu’il propose.

Il existe également des enquêtes plus décontextualisées qui mesurent, à intervalles réguliers, les grands objectifs que les citoyens assignent à leurs gouvernants. C’est le cas de l’International Social Survey Programme (ISSP), conduit dans une quarantaine de pays, dont la France. Comme en 1996 et 2006, le questionnaire de 2016 portait sur ce sujet. Les résultats français concernant les politiques économiques font apparaître un paradoxe de l’opinion, que l’on retrouve de manière constante, mais on observe aussi quelques évolutions significatives depuis 1996 et 2006.

Réduire les dépenses de l’État ou les augmenter ?

Il existe un consensus très fort en faveur de la réduction des dépenses de l’État : 69 % y sont très favorables et 17 % assez favorable. Les chiffres de 1996 et 2006 étaient identiques. La demande d’économies dans la dépense publique est donc massive et ancienne. Et pourtant, selon une logique paradoxale, dans la même question, les enquêtés se déclarent aussi à 80 % en faveur de programmes ambitieux de soutien à l’économie pour créer des emplois et du développement, tout en manifestant des dispositions libérales puisqu’une forte majorité suggère un assouplissement des réglementations.

Quelles politiques économiques ?

Parmi les politiques proposées, une seule ne convainc pas : la réduction du temps de travail. 57 % y étaient favorables en 1996, ils ne sont plus que 27 % en 2006, soit un niveau très proche de celui de 2016. L’évolution de l’opinion sur ce sujet particulier s’explique avant tout par les difficultés de mise en œuvre des 35 heures au tournant des années 2000 et non pas par les discours sarkozystes sur le « travailler plus pour gagner plus ».

Une analyse statistique (ACP) permet d’identifier deux logiques d’opinion. La plus fréquente consiste à vouloir à la fois dépenser moins, assouplir les réglementations et soutenir l’économie. C’est une logique maximaliste, qui veut « tout et son contraire ». La seconde, au contraire, est plus sélective : elle consiste à être très favorable à un soutien public à l’emploi, y compris par la réduction du temps de travail, mais elle ne cherche pas la réduction des dépenses publiques, ni l’assouplissement des régulations. Tous les individus ne sont donc pas paradoxaux, mais c’est bien cette tendance qui domine dans les résultats.

Davantage de dépenses pour l’État-providence mais aussi pour l’État régalien

D’autres résultats confirment les attentes paradoxales de l’opinion à l’égard de leurs gouvernements. Sur huit grands domaines de dépenses publiques pris en compte, on en trouve six pour lesquels de fortes majorités souhaitent soit une augmentation des dépenses, soit leur maintien. Ce n’est que pour le domaine culturel et les allocations de chômage qu’environ 40 % des individus appellent à des réductions de dépenses.

Par contre, des majorités substantielles veulent davantage de dépenses pour la santé, l’éducation, les retraites – trois grands domaines traditionnels d’action de l’État-providence. Par rapport à 1996, il y a même nettement plus de personnes souhaitant une augmentation des retraites et des dépenses de santé (respectivement +16 et +10 points).

Faut-il dépenser plus ou moins selon les secteurs de l’action gouvernementale ?

Concernant les dépenses de l’État régalien, la tendance n’est pas, non plus, aux économies. Le souhait de sécurité – dans une conjoncture de menaces liées soit à la criminalité, soit au terrorisme – pousse à développer ou à maintenir le budget de la police. Les souhaits de progression des dépenses militaires sont même en forte hausse (de 7 à 27 % entre 1996 et 2016), ce qui peut s’expliquer de deux manières complémentaires. En 1996, dans un contexte de sortie de la Guerre froide, il semblait raisonnable de réduire les dépenses militaires. Depuis, l’image de l’armée est devenue beaucoup plus positive : elle apparaît comme contribuant à la paix mondiale et assurant des fonctions humanitaires, alors qu’elle était autrefois souvent considérée, notamment à gauche, comme le symbole de la domination coloniale.

La part de personnes souhaitant plus de dépenses pour l’environnement avait augmenté sensiblement entre 1996 et 2006 (+11 points), mais on a assisté dans la dernière décennie à un retour aux chiffres initiaux, alors que les problèmes environnementaux ne sont pas moins présents à l’agenda politique.

Quel périmètre pour l’action gouvernementale ?

Une troisième question permet de bien appréhender le périmètre de l’action gouvernementale et, par voie de conséquence, les nombreux domaines dans lesquels des politiques ambitieuses – et souvent très coûteuses – sont attendues. Pour 11 grands objectifs, il est demandé aux Français s’ils doivent ou non incomber au gouvernement. Réponse : tous ces objectifs sont perçus comme relevant de la responsabilité gouvernementale. Pour la moitié d’entre eux, un quasi-consensus est même manifeste : le gouvernement est responsable des politiques sociales, devant assurer à tous des moyens d’existence, et donc soutenir tout particulièrement les plus défavorisés.

Responsabilités incombant (tout à fait ou probablement) au gouvernement

Au niveau des grands principes, les Français font donc preuve de beaucoup de générosité et souhaitent que le gouvernement mette en œuvre ces politiques sociales. Mais le citoyen n’en tire pas toujours les conséquences qui en découlent. En effet, un tel programme ne peut probablement pas être tenu sans des augmentations d’impôts – ce qui n’est guère populaire.

Des impôts trop élevés… sauf pour les plus riches

L’enquête pose trois questions pour apprécier si les impôts sont trop ou pas assez élevés, non pas dans l’absolu mais selon que les ménages ont des revenus élevés, moyens ou bas.

Adéquation du niveau d’impôts au niveau de revenu

Les résultats sont très instructifs. À l’égard des hauts revenus, 39 % des Français estiment que leurs impôts sont trop faibles, alors que trois Français sur quatre veulent réduire les écarts de revenus entre riches et pauvres (selon un tableau antérieur). L’inégalité choque, mais elle ne conduit pas toujours au souhait de mettre en place des solutions concrètes pour les amoindrir.

Plus révélateur encore : 76 % des Français jugent que ceux qui ont des revenus moyens subissent une pression fiscale trop forte alors que pour les bas revenus, seulement un Français sur deux trouve qu’ils payent trop d’impôts. 13 % les trouvent même trop faibles ! Ces chiffres s’expliquent par le grand nombre de personnes se sentant appartenir aux classes moyennes et défendant leurs intérêts.

Les évolutions constatées sur ces questions depuis 20 ans sont sensibles, l’opinion étant moins réceptive qu’avant à la redistribution fiscale. Ainsi, en 1996, 72 % des interviewés trouvaient que la pression fiscale était trop forte pour les bas revenus. La célèbre phrase d’Alphonse Allais – « Il faut demander plus à l’impôt et moins au contribuable ! » – est toujours d’actualité.

Pressions contradictoires

S’il est cohérent avec la volonté de réduire les dépenses de l’État, ce souhait de baisse des impôts ne l’est pas avec le fort soutien exprimé vis-à-vis des politiques sociales et à l’État-providence. Le paradoxe est fort mais se comprend assez bien. Ce n’est, au fond, que l’une des nombreuses situations de pressions contradictoires qu’on peut observer dans la vie sociale.

En fonction de la compétition économique internationale et du niveau atteint par les dépenses publiques, en fonction aussi de l’importance des déficits accumulés, les pressions pour réduire les dépenses sont nombreuses, aussi bien sur les gouvernants que sur l’opinion. Mais, étant donné le niveau d’exigence des citoyens et de leurs organisations sur la qualité de vie à laquelle chacun estime avoir droit, la nécessité d’introduire de nouvelles dépenses se fait sentir.

Ces pressions contradictoires se repèrent non seulement dans l’opinion mais aussi au niveau gouvernemental lorsque le ministère de l’Économie incite à des coupes budgétaires tandis que l’ensemble des autres ministres essaie de justifier des hausses pour leur secteur. Et la régulation par le premier ministre ou le Président est toujours très délicate, comme les arbitrages sur le budget 2018 le montrent. Le niveau très élevé des attentes citoyennes à l’égard de gouvernants qui n’ont souvent pas les moyens de les satisfaire explique – au moins, en partie – les fortes déceptions à l’égard des responsables politiques.


L’enquête ISSP est pilotée en France par le CNRS depuis le laboratoire de sciences sociales PACTE, avec le soutien de la TGIR PROGEDO et de l’ADISP/CMH. Elle porte chaque année sur un sujet différent mais répliqué environ tous les 10 ans. Échantillon aléatoire auto-administré postal. 1 501 réponses recueillies entre février et juin 2016. Résultats détaillés des enquêtes annuelles sur issp‑france.fr.

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