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Le théâtre du foot. CJS*64 on VisualHunt , CC BY-NC-ND

« Qu’est-ce que le foot ? » Institution, industrie, épopée, média…

Ce texte est publié dans le cadre du partenariat de The Conversation France avec le Séminaire PSL Écosystèmes de médias. Le séminaire consacré au football s’est tenu le 9 avril à l’école des mines. Il a été animé par Nathalie Boy de la Tour, présidente de la Ligue de football professionnel (LFP) et Emmanuel Alix, directeur du pôle numérique de L’Equipe.


Le théâtre du football

Le football est un sport. C’est aussi une industrie avec des firmes, des financiers, des talents, des agents, des familles, des contrats, des marques, des infrastructures, des sponsors…

Mais ce 11 avril 2018, poignardé par un penalty à l’ultime minute d’un match de Ligue des Champions, Gianluigi Buffon a des accents de Shylock :

« Pour être de grands acteurs au niveau européen, qu’on soit joueur, arbitre ou entraîneur, il faut avoir de la sensibilité… pour sentir l’importance de certains moments-clés sur le terrain. Si on n’a pas cette sensibilité, on n’est pas digne de se trouver sur la pelouse… Il faut être en tribune avec sa famille, un paquet de chips et un coca. On ne peut pas faire des choses comme ça… »

Car le foot est aussi un théâtre, un ensemble de récits conçus, construits, joués pour être publiés et demandés par le public. Chaque match est tenu par des règles, il s’inscrit dans un contexte, une saga qui tire sa dramaturgie. Le football est une épopée. Il résulte d’un protocole éditorial, d’une ingénierie du sens instituant le cadre du récit, son écriture, sa scénographie, son exhibition publique, sa contextualisation. Ce protocole, sanctionné par la vente des récits, combine des institutions (fédérations et ligues), des firmes (clubs), des talents, des médias… Cet ensemble forme un écosystème, l’écosystème du foot.

Comment se fabrique l’épopée du football ? Quels en sont les récits ? Qu’est-ce qui en fait le prix ? Comment se construit sa demande ? À quoi servent les supporteurs ? Pourquoi la Premier League se vend-elle plus cher que la L1 française ? Pourquoi le prix des joueurs stars augmente-t-il ? Faut-il limiter les dépenses des clubs alors que l’industrie se développe et se mondialise ?

Institutions et économie

La compétition est l’essence du récit. Elle en fixe l’espace-temps, les enjeux, les rebonds, les temps morts, jusqu’au sacre final… C’est aussi le lieu des règles et de leurs effets dramatiques. Or, les compétitions sont éditées par des ligues, des fédérations, des instances collectives dont la mission est autant institutionnelle qu’économique.

Jusqu’à récemment en France, les missions institutionnelles l’emportaient largement sur les enjeux économiques, à tel point que la présidence de la LFP était une fonction bénévole comparable à celle des notables dans la Rome antique.

Nathalie Boy de la Tour insiste sur la transformation engagée depuis dix-huit mois par la nouvelle direction de la LFP. Certes, la ligue assume toujours ses missions institutionnelles : suivi et contrôle des règles sportives, financières, fiscales, organisation des championnats et de la coupe engageant les 40 clubs dans des matches chaque week-end. Mais l’ensemble de ces missions est désormais au service de la valorisation d’un produit dont l’attractivité est celle d’un récit.

La ligue se voit donc comme une entreprise de services visant à maximiser les revenus des droits de retransmission des matches. Ceux-ci représentent 86 % des recettes à reverser aux clubs et ne seront jamais compensés par le sponsoring. Dès lors, les tâches institutionnelles doivent se coordonner à des objectifs économiques pour accroître et valoriser l’attention portée aux compétitions.

Calendrier, arbitrage, supporteurs

Ce prisme éclaire la construction du calendrier, soit 800 matches par an pour 11 millions de spectateurs. C’est un exploit logistique comparable à 800 journées de tournage avec 40 équipes et des millions de figurants. Il s’appuie sur une recherche opérationnelle visant à maximiser sous contrainte l’audience cumulée des rencontres. Il faut combiner les priorités des chaînes de télévision exigeant les grandes affiches pour les soirées de forte audience avec les souhaits des clubs, soumis aux agendas municipaux ou engagés dans des compétitions européennes.

Il éclaire aussi les modalités de la gestion des supporteurs qui forment l’ancrage social des équipes. Les supporteurs amplifient l’enjeu sportif des rencontres et donnent au récit sa dimension théâtrale : l’acclamation de la bicyclette de Ronaldo par des tifosis crucifiés crée une émotion inouïe. Néanmoins, la ferveur doit rester dans les limites de la sécurité, faute de quoi, c’est l’ensemble du récit qui peut perdre son sens.

De même, l’institution de l’arbitrage doit s’adapter à la fluidité du récit. Suivant la pratique anglaise, les arbitres français ont désormais pour consigne de laisser jouer l’avantage et d’augmenter le temps de jeu. L’introduction par la ligue de l’arbitrage vidéo a pour objet de limiter la contestation des clubs, sensibles aux enjeux financiers des décisions. Elle risque cependant de hacher le cours du jeu et l’attention du public.

L’adoption de la technologie va devoir s’accommoder de cette contrainte afin que le recours à la vidéo garde un caractère exceptionnel et s’effectue dans un délai très bref. Au bout du compte, parions que l’usage de la vidéo s’intégrera pleinement au récit au point de devenir un nœud de suspens additionnel.

La fabrique de l’épopée

La dramaturgie du foot, c’est avant tout celle des matches. Mais elle a besoin d’être magnifiée hors des stades, hors de l’espace-temps des rencontres par des récits qui exacerbent ses enjeux. C’est le rôle de l’ensemble des médias qui, sans disposer des images, élaborent le contexte, le faisceau de campagnes, d’exploits, d’excès, de désastres, d’intrigues, de rumeurs entourant le football. C’est en cela que le foot forme un écosystème : autour du produit marchand, une myriade de médias développe des externalités croisées, des services adjacents exaltant le récit central.

En France, L’Equipe et sa rédaction de 300 journalistes est au cœur de cet écosystème. Le quotidien du sport est complété par des hebdomadaires, un site web, une chaîne de télévision, des applications mobiles, des réseaux sociaux, etc. Emmanuel Alix explique comment le foot y règne – plus de 50 % des contenus, 70 % de l’audience – et de quelle façon les récits suivent le déroulé des compétitions. Ce qui frappe est le foisonnement des récits et la diversité de leur apport à l’attraction des matches.

Comme souvent dans les médias, ces récits s’organisent dans un rapport au temps. La trame narrative est le « feuilleton de la Ligue 1 », lequel ne s’arrête jamais puisque le mercato occupe l’intersaison. Les autres compétitions s’organisent autour d’elle. Les 38 épisodes – chaque équipe joue deux fois contre les 19 autres – dessinent en permanence un avant, un pendant et un après durant lesquels se disposent les enjeux dramatiques. Traditionnellement, le journal papier et les supports numériques payants tiennent les amateurs en haleine par des récits d’avant et d’après match dont ils amplifient le sens.

La nouveauté est la profusion des récits du présent. Le radio-speaker homérique de jadis investit tous les supports. Le récit aveugle s’écrit en ligne, s’affiche sur les smartphones, se filme dans des émissions où des narrateurs épluchent le match. Elles sont ponctuées de statistiques, de graphes, de notes données aux joueurs, et réunissent autant de spectateurs que la retransmission en direct. Nombre d’entre eux regardent le match et captent le complément sur des écrans ad hoc. Ils suivent le cours du jeu, et, en même temps, les réactions des experts et des réseaux sociaux, tantôt sur l’arbitrage, les actions-clés, les retournements…

On peut en sourire ou s’en étonner. N’empêche, la densité du spectacle, le nombre des protagonistes, la technicité des gestes, des actions muettes enchaînées se prêtent formidablement à cet exercice. À quoi s’ajoute le partage de l’émotion. Au final, ces nouveaux médias amplifient la portée et les significations de chaque rencontre. La socialisation des matches y gagne en audience et en intensité. L’addiction au récit dope le marché des droits.

Le retard français

En apparence, l’écosystème fonctionne puisque L’Equipe réalise environ 200 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, ce qui, si on impute la moitié au football, représente 13 % des droits de diffusion domestique. À quoi s’ajoutent les recettes de tous les autres médias et des paris sportifs. Si les externalités sont équilibrées, autrement dit, si L’Equipe et tous les autres contributeurs apportent autant au foot qu’ils en reçoivent, et si le marché des droits est concurrentiel (ce qui n’est pas évident), les droits du foot se vendent plus cher grâce à eux.

Pourtant, avec 748 millions d’euros de recettes de droits domestiques en 2017, la LFP est très loin de ses homologues européennes : la Premier League anglaise se vend 2,3 milliards d’euros au Royaume-Uni, trois fois plus que la ligue française, et 1,2 milliards à l’export, soit 37,5 fois plus que la ligue française (15 fois seulement en 2018). Talonnée par la Turquie, la France est bonne dernière des cinq premiers pays européens.

Cette situation traduit le déficit d’enjeux du récit de la Ligue 1 face à ses concurrents européens. En gros, pour qu’un championnat ait de la valeur à l’export, il faut qu’un nombre critique de matches présente de forts enjeux. Si un quart des équipes peut prétendre aux places qualificatives pour la Ligue des Champions, alors la confrontation de ces équipes aux autres et de ces équipes entre elles atteint la masse critique.

Tout le problème du football français est de construire ces « locomotives » capables de tirer le championnat. Or, compte tenu des montées et des descentes entre les deux ligues, l’équilibre entre les 40 clubs représentés par LFP est difficile à ménager. Et jusqu’à très récemment, l’objectif stratégique de la création de ce groupe de tête n’avait pas été formulé. La France, selon Nathalie Boy de la Tour, accuse quinze ans de retard.

Une fois ce constat posé tout reste encore à faire. Car derrière cet objectif, c’est bien le système d’incitation des clubs, de structuration de leurs actifs (leurs stades), de leur actionnariat, et de prévention du parasitisme qui est à repenser. En effet, la flambée du prix des joueurs reflète la concurrence sur le marché des ligues. Elle encourage des approches court-termistes, voire spéculatives, qui parasitent la valorisation du championnat. Quant au fair-play financier, il tempère à la marge la concurrence au sein des ligues, mais favorise les clubs en place et les ligues dominantes.

Si on a cru un temps qu’un leader fort suffirait à relancer la Ligue 1, il semble aujourd’hui qu’il faille faire davantage pour relancer ses enjeux sportifs et pérenniser son groupe de tête. Les économistes peuvent chausser leurs crampons…

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