Qu’est-ce qu’une revue scientifique ? Avons-nous encore besoin de revues scientifiques ? Ou encore : à quels besoins pourrait répondre une revue scientifique pour qu’elle puisse encore avoir un sens dans l’environnement numérique ?
Je propose ici quelques réflexions sur les revues scientifiques en sciences humaines et sociales liées au travail que je mène avec mon équipe autour de la revue Sens public (fondée en 2003 par Gérard Wormser). Ces réflexions sont issues en particulier du dialogue avec Emmanuel Château-Dutier, Jean‑Claude Guédon (cf. notamment l’article Crystals of knowledge), Servanne Monjour, Nicolas Sauret et Gérard Wormser.
La mission prétendue des revues scientifiques
Je vais commencer par identifier ce qui semblerait être les fonctions de base d’une revue scientifique – si l’on s’en tient du moins au discours des éditeurs et à l’imaginaire collectif des auteurs.
Selon un modèle un peu naïf, on pourrait diviser les phases de la diffusion des résultats de la recherche en trois points : d’abord la production, ensuite la mise en forme et la validation et finalement la diffusion.
Selon ce modèle – qui, nous le verrons, est très loin de la réalité des pratiques et n’est plus aucunement souhaitable – il y aurait d’abord une phase de production du savoir scientifique qui serait prise en change par les chercheurs : pour faire simple, les chercheurs écrivent des textes. C’est seulement après cette phase qu’interviendraient les revues pour remplir deux missions principales :
Évaluer, valider et mettre en forme les contenus. Concrètement, les revues reçoivent des articles, les font évaluer par les pairs, discutent avec l’auteur pour améliorer l’article, le mettent en forme, le corrigent.
Rendre ces contenus publics et accessibles : en un mot de les diffuser. Concrètement, l’article est imprimé ou mis en ligne pour qu’il soit public.
La réalité de l’activité des revues
Or ce modèle est loin de correspondre à la réalité des pratiques. Aucune de ces phases ne décrit ce qui se passe vraiment dans le monde de l’édition actuelle. La vérité est plutôt que :
Les revues ne se chargent pas de l’évaluation. L’évaluation est prise en charge par les chercheurs, qui évaluent gracieusement les articles. La quasi-totalité des comités des revues est composée par des universitaires dont l’activité n’est pas rémunérée par les revues, mais par leur institution d’appartenance. Même le travail de mise en forme – correction de la langue par exemple – est très souvent pris en charge par des universitaires – professeurs ou étudiants.
Par ailleurs, le système d’évaluation par les pairs est loin d’être satisfaisant et il sert davantage à promouvoir la médiocrité qu’à garantir la qualité scientifique – mais cette question n’est pas au centre de mon propos ici et devra faire l’objet d’un autre billet.
Les revues, dans la plupart des cas, ne diffusent pas les contenus, mais elles les prennent plutôt en otage en en limitant la circulation. Là où il suffirait de mettre un contenu sur un blog (ou le signaler sur The Conversation)pour qu’il soit accessible à tous gratuitement, plusieurs revues impriment les textes et les vendent tout en empêchant leur diffusion libre. Si l’impression a pu être dans les siècles passés un excellent moyen de diffusion, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Accéder à un texte imprimé est beaucoup plus compliqué et coûteux qu’accéder à un texte numérique.
Mais pour continuer à promouvoir ce modèle papier (pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la qualité scientifique des articles – mais qui relèvent bel et bien du capital symbolique de l’imprimé), les revues font résistance à la circulation numérique de leurs contenus. Même quand elles sont obligées de mettre leurs contenus en version numérique, elles essayent d’en limiter l’accessibilité avec toutes sortes de barrières – version payante, embargo, barrières mobiles ou fixes, etc.
Bien sûr, il y a des exceptions : toutes les revues qui font du vrai accès libre – à savoir celles qui mettent à disposition gratuitement leurs contenus sans demander ni aux lecteurs ni aux auteurs de payer.
Ces deux aberrations ne sont pas les seules à caractériser l’activité des revues : à cela s’ajoute une idée réductrice et nuisible de ce qu’est la production des contenus et un fétichisme inutile et limitant de la forme article.
L’idée selon laquelle la production serait une phase complètement séparée de la diffusion repose en effet sur une idéalisation naïve qui dénature la réalité de la recherche. La recherche est d’abord basée sur la discussion et l’échange : on ne peut produire un contenu scientifique qu’en dialoguant avec les autres chercheurs. Aussi, la diffusion est le pivot sur lequel devrait se baser cet échange.
En second lieu, la forme article – née des caractéristiques spécifiques au format papier – est trop contraignante et ne répond pas – ou pas toujours – aux besoins de ce que Jean‑Claude Guédon appelle « la grande conversation scientifique ». L’environnement numérique nous donne la possibilité de mettre en place d’autres formes d’échange, beaucoup plus fluides et fructueuses : pourquoi se borner à une forme d’écriture dont le besoin n’est plus inscrit dans la matérialité du support que nous utilisons ?
En conclusion, les revues scientifiques sont aujourd’hui une véritable aberration. Elles produisent des effets opposés à ceux qu’elles seraient supposées produire. C’est pourquoi je cautionne complètement le point de vue d’Olivier Ertzscheid, qui affirmait en mai 2016 qu’il ne publierait plus dans des revues scientifiques.
Pour résumer, il y a au moins trois bonnes raisons de suivre Olivier et d’arrêter de publier dans des revues scientifiques :
Les revues ne sont pas capables de répondre à leur première mission supposée : celle de rendre les contenus visibles et accessibles.
Elles sont trop coûteuses et sont souvent basées sur des modèles économiques aberrants.
La circulation des contenus qu’elles mettent en place est beaucoup trop lente pour être acceptable : entre la soumission d’un article et sa publication, on doit compter parfois plus qu’un an lorsque l’on pourrait avoir des échanges sur les sujets de la recherche de façon quasi immédiate en ayant recours à un blog ou à une autre forme de publication numérique.
Pourquoi existent-elles encore ?
Malgré toutes ces aberrations, non seulement les revues scientifiques continuent d’exister, mais en plus elles prolifèrent. On compte aujourd’hui de plus en plus de revues, lesquelles parviennent à mobiliser de plus en plus d’argent – pensons à la croissance incroyable des chiffres d’affaires de groupes comme Elzevier (cf. études de Vincent Larivière).
Comment expliquer ce phénomène ? Selon ce que je viens de démontrer, les revues auraient déjà dû disparaître. La raison de leur permanence est avant tout institutionnelle : les revues bénéficient encore d’un important capital symbolique qui fait en sorte que les chercheurs sont poussés à leur confier leurs articles. En particulier, comme le souligne souvent Jean‑Claude Guédon, l’évaluation des curricula est basée presque exclusivement sur les noms des revues dans lesquelles les chercheurs ont publié. Cela permet de ne pas se concentrer sur la qualité de la production académique, mais seulement sur le nom des revues qui la cautionnent.
Pour faire simple : il est préférable de publier un article stupide et inutile dans une revue que personne ne lit, mais dont le nom est connu, que publier un texte intelligent et qui sera lu par beaucoup de chercheurs, mais dans un blog qui n’a pas de valeur symbolique.
Au vu de ces considérations, il est clair qu’il est nécessaire de changer de modèle.
Mais comment ? La seule solution est-elle le boycott que propose par Olivier Ertzscheid ?
Virtualiser les revues
Pour répondre à cette question, il me semble nécessaire de faire un pas en arrière. Plus précisément, je propose de « virtualiser » les revues scientifiques dans le sens que donne à ce mot Pierre Lévy dans son célèbre Qu’est ce que le virtuel ? Selon Lévy, virtualiser signifie partir d’une solution pour revenir au problème auquel la solution tente de donner une réponse. Il faut donc se poser la question : à quel problème les revues essayaient-elles de répondre lors de leur naissance ? Une fois ce problème identifié, on pourra comprendre quelle pourrait être aujourd’hui la mission des revues et comment les repenser.
Le besoin auquel les revues offraient une réponse était la communication scientifique. La technologie de l’imprimé permettait de rendre plus fluides, plus rapides et plus larges dans l’espace les discussions scientifiques. Au lieu qu’être bornées aux possibilités données par l’échange en présence, les revues rendaient possibles des échanges entre des chercheurs éloignés et permettaient en plus de rendre ces échanges publics en élargissant le nombre de personnes qui pouvaient y prendre part. Les revues permettaient donc de créer des communautés en virtualisant l’espace dans lequel ces communautés pouvaient se rencontrer.
C’est donc là la mission des revues et c’est à ce problème qu’elles doivent répondre : comment peut-on produire des espaces où puissent se former des communautés capables de converser et d’échanger sur des sujets scientifiques ?
Les revues ne doivent pas se concentrer sur la diffusion, car la diffusion n’est qu’un moyen de répondre à un besoin : celui de former des communautés. Une revue doit être avant tout un réseau d’intelligences – comme je le disais dans un article il y a quelques années.
Le problème est que, jusqu’à aujourd’hui, la plupart des acteurs de la production et de la diffusion des connaissances (chercheurs, éditeurs, etc.) ont davantage essayé de protéger le modèle économique sur lequel sont basées les revues que leur véritable mission. On conserve donc une solution en oubliant le problème pour lequel cette solution a été créée. Voilà où se trouve l’aberration.
Les technologies numériques nous demandent de virtualiser les revues pour revenir au problème auquel elles sont appelées à répondre.
La véritable mission des revues
On peut identifier cette mission en la divisant en trois points :
Permettre la création de communautés. Les revues doivent créer des espaces où puissent se rencontrer et discuter des communautés. C’est ce que Jean‑Claude Guédon appelle des « territoires » : à savoir des espaces organisés par des moyens de communication. Cf. cette conférence
Mettre la conversation au centre. L’objectif des revues ne doit pas être celui de diffuser des contenus, mais plutôt de créer des espaces de dialogue. À la limite, la présence de textes publiés n’est qu’accessoire. Ces textes peuvent se trouver ailleurs (par exemple sur des blogues, ou sur des portails de diffusion comme Érudit ou revues.org). La revue est le lieu où on échange des idées et les textes ne sont qu’un des outils possibles pour mettre en place la conversation. Les formes que ces textes peuvent prendre sont diverses et hétérogènes : il peut s’agir d’article, mais aussi de formes beaucoup plus courtes ou beaucoup plus longues.
Créer des modèles de semi-stabilisation des connaissances. C’est ce que Jean‑Claude Guédon appelle des cristaux de connaissance. La discussion arrive parfois à des moments de stabilité et laisse émerger des contenus (plus ou moins fragmentaires) qui semblent s’imposer comme des connaissances. Ce sont ces cristaux qui portent les résultats de la recherche.
Dans ce sens, les phases de production, de validation et de diffusion des connaissances sont entremêlées. Les revues créent les conditions de la production du savoir en produisant des territoires où les communautés peuvent converser ; la diffusion et la validation sont des processus qui s’entrecroisent avec l’écriture et la production. Cela implique évidemment un changement des modèles institutionnels d’évaluation des curricula : un chercheur devra être évalué pour sa contribution à l’avancement de la recherche, laquelle qui pourra se faire sous différentes formes : l’écriture d’un commentaire, la participation à une discussion, la correction de certaines informations…
Dans le cadre de la refonte du modèle éditorial de la revue Sens public que je dirige, nous travaillons – avec Nicolas Sauret, Gérard Wormser et Servanne Monjour, à mettre en place un paradigme de ce type (cf. ce billet de Nicolas Sauret). Selon nous, l’ensemble des informations présentes dans les textes de la revue sera utilisé pour produire un territoire : les personnes citées dans un texte, par exemple, seront invitées à le commenter ; d’autres textes disponibles sur le web seront mis en relation avec les articles de la revue, avec l’objectif de créer une base commune de discussion qui aille au-delà du simple texte ; les annotations, les commentaires et les discussions seront mis en avant sur le site à la place des articles.
Les technologies numériques – et en particulier les outils du web sémantique – doivent être au centre de ce travail : pour que cette création de territoire soit possible, il faut être en mesure d’identifier les personnes, les mots-clés, les entités nommées pour les mettre en relation. Le territoire émerge de ces relations.
Des outils comme l’API de rechercheisidore.fr seront fondamentaux pour réaliser ce projet. En interrogeant l’API, on sera en mesure, par exemple, de récupérer des informations sur un auteur cité dans le texte, de récupérer ses autres articles ainsi que des informations sur ses comptes dans les réseaux sociaux. La conversation ne peut exister que si elle accepte la décentralisation : elle ne se fera pas seulement sur un site, mais dans un territoire qui comprendra plusieurs plateformes que le site devra agréger.
Ce type de projet est chargé d’enjeux institutionnels : comment ces activités de recherche seront-elles comptabilisées dans l’évaluation des CV ? Est-ce que les organismes subventionnaires reconnaîtront ces formes de production, de validation et de circulation du savoir ? Quels modèles mettra-t-on en place pour attribuer aux chercheurs leur travail de recherche ?
Le pari est de taille, mais il est nécessaire de le relever si l’on veut trouver encore un sens aux revues scientifiques.