Contrairement à l’État-nation qu’est la France, la Russie distingue la citoyenneté de la nationalité, et les mots manquent en français pour toujours transmettre cette distinction, clairement exprimée par la langue russe. Ainsi, un Tchétchène, un Bouriate, un Tchouvache ou un Juif (c’est une nationalité en Russie) peut être citoyen de Russie (Nom : rossijanin, adj. qual. : rossiïskiï), mais n’est pas de « nationalité » russe (rousskiï) : il n’est pas un Russe « ethnique »
Ancien empire, la Fédération de Russie compte, en effet, parmi ses citoyens, plus de 160 « nationalités », l’appartenance à une « nation » étant associée à la lignée familiale, la langue, la culture, les traditions, la religion, le physique même. Les « Russes ethniques » sont, certes, très majoritaires (environ 80 %) et, si des mariages mixtes brouillent un peu les lignes, ils révèlent aussi que certaines nationalités demeurent plus prestigieuses que d’autres en Russie.
Un concept rejeté : celui de « nationalité de Russie »
Conscient de la complexité d’une situation potentiellement explosive, Vladimir Poutine utilise fréquemment la formule « notre pays aux nombreuses nationalités » (nacha mnogonatsional’naja strana). Il a donc surpris quand, en octobre 2016, il a soutenu l’idée d’élaborer une loi sur la « nation de Russie » (rossiïskaja natsija). Pour une oreille russophone, ces deux termes ne s’accordent pas : « rossiïskaja » renvoie au passeport et à l’appartenance à un État ; « natsija » à l’identité ethnique et culturelle. Sans doute s’agissait-il d’une tentative pour mieux souder les « communautés ethniques » de Russie, dont certaines cachent mal leur volonté d’indépendance.
Viatcheslav Mikhaïlov, ancien ministre et universitaire, prétend avoir proposé ce concept de « nation de Russie » dès 2001-2002 et le compare à celui de « peuple soviétique » qui existait jadis. Mais, reconnaît-il, cette suggestion a suscité des réticences, notamment chez les non-Russes ethniques. Autrement dit, les Bouriates ou les Daghestanais redoutent d’être dépossédés de leur identité « nationale » pour se voir affecter cette « nationalité de Russie », et des Russes ethniques craignent également de l’être (https://www.svoboda.org/a/28087796.html).
D’ailleurs, dès le début de 2017, il s’avère que cette loi s’appelle « loi sur les bases de la politique nationale étatique ». Ce changement de nom est confirmé dans la presse russe, et ses concepteurs admettent qu’il faudra du temps pour que la « nation » soit comprise en Russie comme une notion politique et civique, et non ethnique. L’identité donnée par la « petite Patrie » – pour reprendre une formulation fréquente en Russie – primerait sur celle de la « grande Patrie ».
En la matière, l’interview que Vladimir Poutine a accordée à la chaîne américaine NBC, les 1er et 2 mars 2018, est involontairement révélatrice. Interrogé sur les personnes mises en cause par les Américains dans le cadre de l’enquête sur l’ingérence russe dans les élections américaines, Vladimir Poutine parle de « treize Russes ethniques » (rousskie), puis ajoute : « Peut-être que ce ne sont pas des Russes ethniques, peut-être que ce sont des Ukrainiens, des Tatars, des Juifs, avec simplement une citoyenneté russe (s rousskim grajdanstvom). » Cette dernière formule est aussi maladroite (le terme de rousskiï employé pour la « citoyenneté » est inapproprié) que celle de « rossiïskaja natsija ». Mais il semble bien y avoir, pour le président russe, les Russes ethniques et les autres citoyens de Russie.
Les « compatriotes », des « Russes » ?
C’est complexe ? Cela va le devenir plus encore. En effet, d’après une loi du 23 juillet 2010, le pouvoir russe considère comme des « compatriotes » ceux qui vivent ailleurs qu’en Russie, mais ont eu un passeport russe et/ou soviétique, ainsi que leurs descendants qui « ont fait le libre choix d’avoir un lien spirituel, culturel et juridique avec la Fédération de Russie – par exemple, en apprenant le russe. Dès lors, quelqu’un peut être considéré comme un « compatriote », sans avoir la citoyenneté ni la nationalité russe, ni avoir jamais vécu en Russie.
Ce concept inquiète donc beaucoup les anciennes républiques soviétiques, aujourd’hui indépendantes, où demeurent de nombreux « Russes ethniques » et plus encore de russophones. En effet, de ce concept flou de « compatriote », il n’y a parfois qu’un pas à l’attribution d’un passeport.
Ainsi, en France où le problème ne se pose certes pas dans les mêmes termes que dans l’ex-URSS, Irina de Dreyer, « la baronne russe de Megève », 99 printemps, a reçu en 2015 la citoyenneté russe sur décret du président Poutine, et l’ambassadeur de Russie en France lui a remis son nouveau passeport en mains propres. Madame de Dreyer, fille d’un général de l’armée blanche, avait quitté la Russie en 1920 et ne s’y « était plus rendue depuis plusieurs décennies ». Elle n’en a pas moins voté à la présidentielle russe de 2018.
Quant à Gérard Depardieu, il ne revendique pas d’origine russe ou soviétique, mais lui aussi a acquis la citoyenneté russe, tout en gardant sa nationalité française, et son vote de 2018 à l’ambassade de Russie a également fait l’objet d’une communication.
Difficultés identitaires et impérialisme
Hormis le passeport, qu’est-ce qui unit l’acteur, la « baronne de Megève » et les 140 millions de citoyens de Russie, Oudmourtes et Kalmoukes compris, qui ne considèrent pas toujours former une nation politique et civique unique ?
L’écrivain et journaliste Michaël Idov, émigré ex-soviétique rentré quelque temps en Russie, considère que le tournant pris avec l’annexion illégale de la Crimée a apporté des éléments de réponse : selon lui, par cet acte, la Russie « admettait à elle-même qu’elle ne savait pas comment être un pays. Servir de berger aux nations l’entourant était la seule chose qui donnait un sens à son vaste espace et une identité à ses citoyens ».
Les difficultés à définir une identité nationale commune seraient donc, non seulement une conséquence, mais aussi l’une des causes de l’impérialisme russe.