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Reconfinement : les produits « essentiels » ne sont pas toujours ceux que l’on croit

À l’approche de Noël, une incompréhension règne chez certains consommateurs quant au caractère « non essentiel » des jouets. Bertrand Guay / AFP

Dans le cadre du reconfinement, les grandes surfaces sont depuis le 4 novembre interdites de vendre un certain nombre de produits qualifiés de « non essentiels ». Cette mesure vise à éviter toute rupture d’égalité et concurrence déloyale vis-à-vis de commerces non autorisés à ouvrir.

Le but de ces décisions gouvernementales, louable, est de répondre à la nécessité de réduire les flux de personnes pour casser la circulation du virus. Mais procéder ainsi et utiliser pareil vocabulaire opposant produits essentiels et non essentiels crée une dichotomie simpliste ne correspondant pas à une réalité plus complexe, comme nous l’indique la littérature en marketing.

Essentiel ou pas ?

Si l’on peut aisément comprendre pourquoi l’alimentation entre dans la catégorie des « essentiels », cela peut paraître moins évident lorsque l’on évoque le tabac et le vapotage, par exemple.

Cette opposition renvoie en creux à la notion de valeur des produits concernés, ce qui peut expliquer l’ampleur et la vigueur de résistances aux annonces gouvernementales.

Côté entreprises, ceci s’est traduit par une incompréhension et un sentiment d’abandon et d’inutilité. Une telle réaction semble logique puisque les personnes qui travaillent dans ces activités « non essentielles » le font souvent par passion, convaincues de leur utilité et de leur contribution à la société. Se sentir déclassées au rang de « non essentielles », avec la connotation définitive qui accompagne cette formulation, ne peut que leur laisser le goût amer d’une perte de valeur sociale qu’il sera difficile de rattraper.

Le porte-parole du gouvernement en est d’ailleurs convenu ce mardi 17 novembre, regrettant a posteriori cette appellation pour le moins maladroite.

Côté consommateurs règne, là aussi, une certaine incompréhension. Comment comprendre que, à quelques semaines de Noël, les jouets soient vus comme « non essentiels » ? Comment comprendre que les livres soient inaccessibles, sinon via des achats en ligne (que ceux-ci interviennent sur des plates-formes réputées ou en click & collect) ? Comment comprendre, encore, que les manteaux d’hiver ne puissent être achetés en cette période de baisse des températures ?

Considérer la notion de valeur

La littérature académique en marketing apporte des réponses à ces interrogations, en particulier les études qui traitent de la notion de valeur. Ces travaux sont nombreux, car si surprenant soit-il, le concept de valeur souffre de l’absence d’une seule et même définition sur laquelle s’accorderaient tous les chercheurs. Notons au passage qu’en cela, les travaux académiques rejoignent l’acception commune de la valeur, laquelle renvoie elle aussi à de multiples définitions (par exemple, dans le Larousse).

La valeur peut ainsi se rapporter à un prix bas, tout comme à la satisfaction ressentie par un individu à la suite de la consommation d’un produit (bien ou service). Elle peut aussi s’évaluer à l’aune de la différence entre les attentes d’un client vis-à-vis d’une offre et la qualité ou le prix de ladite offre. Dans ce cas, la valeur est une propriété intrinsèque de l’offre en question, et est donc objectivable même si dépendante du niveau d’attente de chaque client.

La valeur peut également se mesurer par la différence entre les avantages perçus de la consommation d’un produit et l’ensemble des coûts perçus associés à cette consommation.

Ces avantages et coûts ne se limitent pas à leur dimension financière, mais incluent aussi le temps passé, les efforts cognitifs ou encore physiques, etc. fournis pour obtenir le produit. Par exemple, quelqu’un qui, actuellement, passerait 2 heures à chercher en ligne le jouet que son enfant désire absolument à Noël et qui l’emplirait de joie, puis ferait 1h30 de trajet aller-retour pour aller le chercher en click & collect, en attendant 1h dans le froid devant le point de vente, est susceptible de lui attribuer une valeur bien supérieure à celle qu’il lui aurait attribuée s’il avait pu aller l’acheter dans la grande surface à 10 minutes de son domicile – et ce en dépit des efforts complémentaires que cela lui aurait demandés.

La valeur, une notion subjective

Une autre définition de la valeur assimile cette dernière à une amélioration du bien-être des acteurs (fussent-ils individus ou organisations). Cette amélioration est phénoménologique, en ce qu’elle varie d’un acteur à un autre. En d’autres termes, cette approche voit la valeur comme fondamentalement subjective, puisque dépendante de la perception des acteurs dont le bien-être s’accroît.

Elle est challengée par une perspective plus réaliste qui considère que le bien-être des acteurs n’est pas voué à s’accroître systématiquement, mais est également susceptible de baisser en fonction des expériences de consommations que vivent les acteurs.

La valeur peut être définie comme étant subjective car dépendante de la perception de chaque acteur. Shutterstock

Cette vision phénoménologique s’accompagne en outre d’une contextualisation de la valeur : un produit qui a beaucoup de valeur pour une personne dans un contexte donné n’en aura que peu, sinon aucune, pour une autre personne dans un contexte différent.

Dès lors, le contexte peut faire passer un produit de la catégorie « non essentielle » à « essentielle », et réciproquement. Par exemple, dans la situation actuelle, les manteaux chauds ou les chaussures fourrées revêtent un caractère essentiel en ce mois de novembre durant lequel tous deux ont pourtant été caractérisés comme « non essentiel » – prendre un coup de froid en cette période du fait de l’impossibilité d’acheter un manteau dans un magasin relèverait d’une cruelle ironie.

De même, l’accès à la culture et donc aux libraires peut revêtir une dimension « essentielle » pour réfléchir et s’évader à l’heure où les restrictions s’imposent dans tous les champs de la vie mais restent plus limitées pour ce qui est du travail.

Si l’on voulait pousser l’illustration à son paroxysme, qualifier les bars, restaurants et autres établissements à visée hédoniste de « non essentiels » pourrait sembler paradoxal dans le cadre d’une crise provoquant des ravages psychologiques majeurs (notons, pour que cela soit bien clair, que ce dernier exemple est volontairement provocateur pour montrer à quel point la distinction « essentiel » vs « non essentiel » pose problème).

Ainsi, hormis en de très rares cas (l’alimentaire étant certainement le plus évident), cette séparation entre produits (ou entreprises) essentiels et non essentiels n’est que peu ou pas pertinente du fait de l’absence de valeur objective.

Les décisions gouvernementales en sont d’ailleurs révélatrices, puisque la liste des commerces « essentiels » et « non essentiels » a évolué entre les deux confinements, pour s’aligner sur les ajustements de priorités fixées par le gouvernement. Cette distinction n’a contribué qu’à amplifier les antagonismes entre des entreprises fermées et ouvertes, ou envers les entreprises en ligne, tout en faisant exploser le mécontentement et la détresse de professions qui se sont senties dévalorisées.

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