Comment réconcilier l’entreprise et la société ? Comment faire valoir l’engagement de certaines entreprises dans des « missions » sociétales ? C’est à ces questions que s’attache le dernier rapport de la Fondation Jean Jaurès, intitulé « Entreprises engagées. Comment concilier l’entreprise et les citoyens ? ».
Rééquilibrer les rapports entre le capital et le travail
Selon ses auteurs, ce rapport entend
« dépoussiérer le concept de responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, pour valoriser l’implication des salariés dans la gouvernance de ce qui est, au-delà d’une entité économique qui crée de la valeur, un « projet collectif » où tout le monde a sa part ».
Pour cela, la Fondation Jean Jaurès fait dix propositions dont certaines sont déjà connues et empruntent à la réflexion sur l’objet social des entreprises, à la théorie des parties prenantes voire à la notion de bien commun. La philosophie générale du document est de vouloir rééquilibrer les rapports entre le capital et le travail, comme le souhaite Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, qui a déclaré « Ne nous laissons pas confisquer le débat sur l’entreprise par le patronat ».
Ce chantier n’est pas neuf, surtout en France où les propositions de réformes de l’entreprise ont toujours été nombreuses : de François Bloch-Lainé (1967) au rapport de Pierre Sudreau (1975)en passant par les nationalisations de 1981 qui étaient censées créer les « meilleures conditions pour que puisse s’épanouir l’esprit d’entreprise ».
Parmi les dix propositions de la Fondation Jean Jaurès, trois nous paraissent particulièrement importantes même si, de notre point de vue, elles ne sont pas susceptibles de modifier véritablement les équilibres du pouvoir dans l’entreprise et surtout les décisions stratégiques.
Réécriture de l’article 1833 du code civil et rédaction d’un article 1833 bis
Il s’agirait d’affirmer juridiquement que l’entreprise n’est pas au seul service de ses associés ou actionnaires : « Toute société doit avoir un objet licite, être constituée dans l’intérêt des parties constituantes de l’entreprise et prendre en compte l’intérêt des parties prenantes. » De son côté, l’article bis permettrait d’introduire dans le code civil « la société commerciale à mission élargie ».
La question que pose la réécriture de l’article 1833 du code civil est qu’en cas de conflit au sein de l’entreprise, il sera encore plus difficile qu’aujourd’hui d’arbitrer entre les intérêts opposés des différentes parties prenantes. La marge discrétionnaire des juges risque fort d’augmenter considérablement. Par ailleurs, si l’inscription de la responsabilité sociale dans l’objet social des entreprises est une clause bienveillante, rien ne permet de s’assurer que les dirigeants et les administrateurs la respecteront.
De même, et si on en croit les expériences tirées des provinces canadiennes de Colombie-Britannique et de Nouvelle-Écosse, il semble que l’existence d’une réglementation propre aux sociétés par actions à vocation sociale ne garantit pas une plus grande prise en compte des considérations sociales et solidaires de la part des entreprises, comme le souligne Ivan Tchotourian. Ainsi, au Canada, les règles juridiques qui prévalent en matière de responsabilité des administrateurs conduisent à une certaine impunité en cas de non-respect de l’inscription statutaire. Qu’en sera-t-il en France ?
L’augmentation du nombre des administrateurs salariés
Selon la Fondation Jean Jaurès, il faudrait >« augmenter significativement le nombre d’administrateurs salariés au sein des entreprises, afin qu’ils soient au nombre de deux pour les sociétés entre 500 et 5 000 salariés et à proportion d’un tiers au-delà de 5 000 et respecter strictement la parité entre les femmes et les hommes chez les administrateurs salariés. »
Rappelons qu’actuellement et suite à la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013, la présence de représentants des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance s’impose dans les entreprises qui ont leur siège social en France et qui emploient au moins 5 000 salariés permanents, en France également. Elle est aussi obligatoire dans les entreprises qui ont leur siège social en France et à l’étranger, et qui emploient au moins 10 000 salariés permanents à l’échelle mondiale. Deux administrateurs salariés peuvent être désignés dans les conseils d’administration de plus de 12 membres, et un seul en dessous. De plus, les entreprises organisées avec une holding de tête n’employant que très peu de salariés ne peuvent plus échapper à cette obligation.
La loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi (loi Rebsamen) a élargi le dispositif en abaissant le seuil à 1 000 salariés en France ou 5 000 en France et à l’étranger.
Selon la CFDT, la présence d’administrateurs salariés « permet que soit entendue une voix différente, qui porte les intérêts du long terme […]. Leur voix permet de sortir de la logique financière qui prévaut dans nombre de conseils ».
La création d’un Comité des parties prenantes
Il s’agirait de créer un comité des parties prenantes au sein de la gouvernance de l’entreprise. Un rapport annuel de ses préconisations serait délivré au conseil d’administration. Le président du comité des parties prenantes deviendrait membre du conseil d’administration. Rappelons que les parties prenantes comprennent, selon la Fondation Jean Jaurès, les fournisseurs, les clients, les acteurs de la société civile, des territoires et les générations futures.
On ignore comment seraient désignés ces représentants des parties prenantes et quel serait l’impact de leurs travaux sur les décisions de l’entreprise, notamment quand il s’agira de prendre des décisions difficiles de réorganisation. Quel sera l’avis de ce comité en cas de dépôt d’une offre publique d’achat (OPA) visant le capital de la société ?
Les limites de la représentation des salariés
Comme on l’a vu, si la présence des administrateurs salariés au sein des conseils d’administration ou de surveillance n’est pas une nouveauté, la question qui se pose à leur sujet est la suivante : des administrateurs salariés, très bien, mais… pour quoi faire concrètement ? Selon la CFDT et la Fondation Jean Jaurès, leur rôle serait de porter la voix des salariés au cœur même du conseil. Mais, à moins de donner une majorité aux représentants du personnel, on ne voit pas très bien ce que leur avis pourra changer si des décisions difficiles doivent être prises.
Pierre Allanche, qui a été représentant des salariés au sein du CA de Renault de 1997 à 2004, montre bien les limites de la représentation des salariés et, surtout, le pouvoir très important des dirigeants face à leurs administrateurs, y compris indépendants. Le grand patron y apparaît comme un dirigeant de droit divin. En 2009, Xavier Fontanet, PDG d’Essilor, se réjouissait de l’actionnariat salarié dans la mesure où cela permettait aux salariés « de devenir plus responsables puisqu’ils risquent leur argent » comme les autres investisseurs. Une vision pragmatique un peu éloignée quand même de la Fondation Jean Jaurès.
Pierre Allanche déclarait également « ne pas vouloir tous les pouvoirs pour les salariés », mais rechercher « une meilleure répartition des droits et des devoirs des différentes parties prenantes, notamment le personnel ». Effectivement, tout ce qui peut permettre d’améliorer la connaissance du conseil d’administration en faisant partager la vision et les difficultés du personnel ne peut qu’être positif.
Ceci étant, il convient de rester modeste sur le véritable impact que peuvent avoir les représentants salariés lorsque des décisions difficiles de réorganisation, voire de fermeture d’un site industriel, doivent être prises. Le risque est grand que les administrateurs fassent un pré-conseil de façon à s’entendre à l’abri des représentants des salariés.
Administrateurs salariés, administrateurs impuissants ?
Les exemples de l’actualité ne manquent pas pour illustrer le peu d’impact qu’ont les administrateurs salariés sur la marche de l’entreprise. Ainsi, récemment, le plan de transformation visant à redresser Carrrefour (115 000 employés en France) prévoit selon les syndicats que plus de 5 000 employés seront touchés. Dès 2020, la direction prévoit deux milliards d’euros de réduction de coûts et un plan de départs volontaires. Quel est l’impact des administrateurs salariés, à part d’assister impuissants à ces déclarations ?
On pourrait également citer Danone, qui se veut pourtant exemplaire en matière de responsabilité sociale, mais qui a annoncé un plan d’économies d’un milliard d’euros pour « réveiller sa croissance » et améliorer sa marge opérationnelle courante afin de la porter à 16 % contre 13,6 % en 2016. Contrairement à Carrefour, cette augmentation de la rentabilité devrait se trouver dans la capacité du groupe à se réinventer dans ses métiers, ainsi qu’aux synergies liées à l’acquisition de Whitewave. Il s’agit d’une stratégie classique d’entreprise privée multinationale. Tant mieux si elle permet de sauver des emplois.
Autre entreprise où le dialogue social n’est pas amélioré malgré la présence d’administrateurs salariés : Air France. Alors que pour la troisième année consécutive Air France-KLM a enregistré en 2017 un résultat d’exploitation positif, les syndicats ont appelé à la grève pour la seconde fois cette année (le 23 mars, après celle du 22 février) afin d’ obtenir une augmentation de salaire de 6 %. Cette demande n’est pas raisonnable selon le PDG du groupe, Jean‑Marie Janaillac, qui pointe l’écart de rentabilité entre les compagnies françaises et néerlandaise : 4 % pour Air France et 9 % pour KLM. On pourrait également citer la SNCF qui est incapable de s’autoréformer avec son conseil pourtant composé de nombreux administrateurs salariés. C’est in fine à l’État, l’actionnaire de référence, qu’il revient de proposer les réformes qui sont supposées sauver l’entreprise.
Bref, et sans vouloir allonger la liste, il apparaît que la présence d’administrateurs salariés ne permet pas vraiment d’accompagner les réformes pourtant nécessaires à la survie et la croissance de l’entreprise surtout quand celles-ci sont douloureuses. Ce point est d’autant plus intéressant à relever que l’argument généralement mis en avant par les tenants d’une réforme visant à accroître la représentation des salariés est que les salariés ont une « vision à long terme » contrairement à celle supposée à court terme des investisseurs. À noter que cette hypothèse, toujours répétée en boucle, n’est pas validée empiriquement.
Des propositions peu en phase avec la réalité de l'entreprise
Le problème avec les propositions de réforme de la gouvernance des entreprises telles que proposées par la Fondation Jean Jaurès et d’autres spécialistes est que ces réformes partent de l’hypothèse que l’entreprise est une institution pérenne, quasi insubmersible, comme peuvent l’être des communes ou des collectivités locales. Or, la finalité ultime de l’entreprise privée est de fournir des biens et des services à ses clients et de répondre à leur demande, dans un univers fortement concurrentiel. C’est dans la mesure où elle répond à cette demande qu’elle peut créer des emplois et se développer tout en respectant les contraintes légales et environnementales. Dire cela ne justifie pas que les dirigeants ne prennent pas en compte les attentes de leurs salariés, mais souligne que seule une entreprise rentable peut se développer et créer des emplois.
Malheureusement, la vie économique d'une entreprise n’est pas un long fleuve tranquille. C’est tous les jours qu’elle doit s’adapter et relever les défis qui se présentent à elle. Quand tout va bien et qu'elle est en croissance, il est plus facile d’associer les administrateurs salariés aux décisions que dans le cas contraire. D’une certaine façon, la gouvernance des entreprises ressemble à la tenue de route d’une voiture : ce n’est pas sur une route droite et sèche qu’on peut l’évaluer, mais bien sur une route sinueuse et verglacée…