Après avoir participé à la première date convoquée par l’intersyndicale le 19 janvier, puis manifesté de manière autonome – appuyée par quelques organisations partisanes, notamment La France Insoumise (LFI) – le 21, réunissant entre 14 000 et 150 000 personnes dans la rue, la jeunesse scolarisée deviendra-t-elle l’acteur incontournable de la mobilisation contre la réforme des retraites voulue par l’exécutif Borne en 2023 ?
La question peut, à première vue, surprendre, tant l’histoire récente des (tentatives de) réformes de cette branche de la sécurité sociale qui se sont succédées depuis 30 ans a vu une absence relative de participation des étudiant·e·s et lycéen·ne·s, contrairement à des questions les concernant plus directement (enseignement secondaire et supérieur, code du travail).
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Deux décennies de luttes étudiantes
Pour ne se cantonner qu’aux deux dernières décennies, 2003 reste dans les mémoires étudiantes comme l’année du mouvement – avorté – contre la réforme LMD (Licence-Master-Doctorat), certainement pas comme celle de la lutte contre la réforme des retraites dite Fillon, alignant le régime des fonctionnaires sur celui du secteur privé.
En 2007, après l’élection de Nicolas Sarkozy, le gouvernement s’attaque presque simultanément aux universités, avec la Loi de Responsabilité des Universités ( LRU) et aux régimes spéciaux de retraite, tabou depuis les grèves de 1995 contre le plan Juppé. Des tentatives ponctuelles de jonction entre étudiant·e·s et salarié·e·s ont lieu, mais, dans un contexte d’état de grâce postélectoral et contrairement à ce qu’il était advenu l’année précédente (lutte contre le Contrat Première Embauche (CPE), aboutissant au retrait de la mesure), l’impopularité aura eu raison de ces deux mouvements.
En 2010, rebelote avec la reforme dite Woerth, portant l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans : comme l’observe la sociologue Julie le Mazier, venue en « queue de comète d’une séquence contestataire particulièrement dense » (luttes anti-CPE en 2006, anti-LRU en 2007 et en 2009), la grève étudiante peine à s’aligner sur le rythme de l’intersyndicale des salarié·e·s. Le mouvement ne touchera, au final, qu’une vingtaine d’établissements.
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En 2013-2014, la réforme dite Touraine, augmentant progressivement la durée de cotisations à 43 ans et demi, provoque quelques journées de manifestation contre l’exécutif socialiste, sans réel impact ni dans les lycées et les universités, ni ailleurs.
Enfin, l’histoire de la tentative la plus récente (2019) est bien connue : après avoir été élu en 2017 sur un programme promettant de ne pas toucher à l’âge légal de départ à la retraite, le gouvernement a proposé une réforme mais le président Emmanuel Macron a dû renoncer face aux contraintes imposées par la crise du Covid, dans un contexte social par ailleurs particulièrement tendu à la suite des mobilisations des « gilets jaunes » de 2018-2019.
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Diversification des luttes
Mais à l’heure où nous écrivons, la question posée au départ n’apparaît pas si étrange que cela, pour de multiples raisons. Trois retiennent en particulier notre attention et concernent notamment les majeur·e·s, c’est-à-dire, sauf exception, les étudiant·e·s.
D’abord car en 20 ans, comme le note l’historien spécialiste des mouvements universitaires Robi Morder, l’augmentation des effectifs scolarisés dans le supérieur – de 2 250 000 en 2003 à 3 millions en 2023 – s’est accompagnée de profonds bouleversements sociologiques, institutionnels et pédagogiques (concurrence entre établissements, diversification des filières, développement de l’apprentissage).
Dans le même temps, le salariat étudiant a connu une croissance exponentielle : « un million d’étudiants qui travaillent représentent de 5 à 6 % du salariat français (autrement dit, un salarié sur 20 suit des études supérieures), sans compter les stages. Cela change les rapports entre les étudiants et la société, les représentations mentales, et constitue une des bases matérielles à des intersyndicalismes entre étudiants et organisations syndicales professionnelles et des actions sur des thèmes communs ».
Une deuxième raison tient à la relative diversification des mobilisations universitaires les plus récentes. Si les conditions d’études demeurent centrales (réforme « Parcoursup » en 2018, par exemple), l’emploi le devient également : luttes contre la précarité en 2006, la Loi Travail en 2016 ou en faveur de l’autonomie de la jeunesse (allocation d’études, salaire étudiant).
S’ajoute un intense activisme autour des inégalités, sociales comme de genre et d’origine ethnique. Que l’on pense par exemple au geste désespéré d’Anas, s’immolant devant le CROUS de Lyon en 2019, aux files d’attente et au développement d’associations d’aide à la distribution alimentaire pendant les confinements de 2020-2021 – mettant en exergue la question de la pauvreté étudiante, mais également aux campagnes « Nous tout·e·s » contre les violences faites aux femmes, la création de collectifs LGBTQIA+ sur les campus, ou encore aux épisodes de dénonciation du « racisme ordinaire » à l’université, (dis)qualifiés par le gouvernement de « wokisme » ou d’« islamogauchisme ».
Enfin, l’écologie, dans le sillage du mouvement pour le climat Fridays For Future de 2018, a fait une entrée fracassante dans le panorama des engagements étudiants contemporains, avec des manifestations plus ou moins radicales : de associations de filière pour la transition écologique aux grèves pour le climat le vendredi, des actions de rue de groupes tels Extinction Rebellion (XR) jusqu’à participation aux ZAD (Zones à défendre).
Cette mosaïque redouble les appels, somme toute traditionnels, à la « solidarité intergénérationnelle » et à la « convergence des luttes », en y ajoutant des préoccupations liées au futur d’une « jeunesse sacrifiée » : sacrifiée sur l’autel d’intérêts économiques supérieurs, de la persistance de rapports de domination anciens, etc.
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La provocation de trop ?
Sans prétendre consulter une boule de cristal, la réforme des retraites de 2023 pourrait bien être perçue comme une « provocation de trop », au même titre que le CPE il y a 17 ans : non pas comme une mesure qui concerne un horizon (trop) lointain pour un·e jeune, mais bien comme une attaque ultérieure contre un horizon d’ores et déjà bouché à plusieurs étages. Les paroles recueillies par les journalistes dans le défilé du 21 janvier, le slogan « métro, boulot, caveau » inscrit sur des pancartes, tout comme la présence de collectifs queer et de militant·e·s arborant les drapeaux multicolores du mouvement Extinction Rebellion représentent des indices allant dans ce sens.
À l’inverse, si c’est un sentiment de résignation qui s’impose, en particulier en prévision des changements climatiques à venir ou de préoccupations plus immédiates (insertion, consommation, etc.) la mobilisation pourrait s’en trouver empêchée.
Enfin, la troisième raison qui pourrait pousser les jeunes dans la rue est davantage conjoncturelle au contexte politique inédit qui s’est dessiné avec les élections de 2022 : alors que le président Macron invoque la légitimité de sa réforme par l’obtention d’un mandat « clair » dans les urnes, les opposant·e·s rappellent que leur vote, lorsqu’il a eu lieu, a été déposé par défaut, notamment au deuxième tour de la présidentielle. Rappelons en effet que dans l’entre-deux-tours, une timide mobilisation étudiante avec pour slogan « ni Macron ni Le Pen » avait vu le jour à Paris et que tous les sondages pré – ou postélectoraux ont montré que les jeunes scolarisés ont compté parmi les principaux soutiens de Jean Luc Mélenchon à la présidentielle, de la coalition Nupes aux législatives.
Plus généralement, l’unité syndicale affichée par les organisations de jeunesse, de salarié·e·s et des partis de gauche fait appel aux souvenirs de la dernière mobilisation « gagnante » qu’ait connu notre pays, celle de 2006 contre le CPE. Comparativement, elle est même plus large, certain·e·s structures, comme la FAGE, rejoignant cette année les rangs de l’intersyndicale alors qu’elle était absente en 2006.
Reste à savoir si les distinguos qui sont peu à peu apparus, d’abord dans la Nupes autour de la date du 21 janvier, puis dans les organisations de jeunesse elles-mêmes – l’UNEF appelant à respecter le calendrier de l’intersyndicale « sans se disperser » mais aussi à des Assemblées générales dans les universités à partir du 25 janvier – représenteront un frein, parmi d’autres, à la mobilisation des jeunes scolarisé·e·s.