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Régionales 2015 : la nouvelle lutte des classes

Meeting du Front national, à Béziers, le 9 décembre 2015. Pascal Guyot / AFP

Le premier tour des élections régionales de 2015 a pris une dimension politique allant bien au-delà de la portée des élections intermédiaires habituelles. Le score national moyen des listes du Front national – 27,8 % en suffrages exprimés contre 11,4 % en 2010 avec un taux d’abstention alors supérieur –, comme le fait que six d’entre elles soient arrivées en tête le 6 décembre semblent marquer une étape importante dans la transformation de la vie politique française. Tout d’abord, parce que les alternances ne se feront plus dans le cadre habituel d’un bipartisme apaisé, propice aux recentrages de la droite comme de la gauche, mais dans le cadre d’un tripartisme où l’un des protagonistes risque de disparaître pour longtemps – ce qui va conduire chacun à devoir préciser son cap idéologique.

Ensuite, parce que le succès du FN n’est pas seulement quantitatif, mais qu’il est aussi qualitatif puisqu’il a réussi à attirer à lui des électeurs diplômés venant des catégories moyennes et notamment de la fonction publique – un milieu qui lui était très hostile depuis longtemps. Si les attentats terroristes du 13 novembre ont eu un impact évident sur la demande de sécurité, on peut cependant s’interroger sur les ressorts sociaux de ce scrutin.

Sentiment d’abandon parmi les catégories populaires

La première vague de l’Enquête électorale du Cevipof, qui porte sur un échantillon de 23 000 personnes, montre tout d’abord que le vote FN, même s’il s’étend dans toutes les couches de la société, concerne en premier lieu les catégories populaires. Les employés et ouvriers ont voté FN à hauteur de 34,5 % contre 23 % des membres des classes moyennes et 18 % des cadres et professions indépendantes supérieures. Encore s’agit-il là d’une moyenne, car les seuls chômeurs des couches populaires ont voté FN à hauteur de 43,5 % contre 27 % des chômeurs appartenant aux classes moyennes. Les ouvriers au chômage ont voté FN à concurrence de 47 %. On tient ici l’indice d’une fracture assez nette entre les catégories populaires, notamment les ouvriers, et le reste de la population, qu’elle soit active, au chômage ou même retraitée.

L’autre observation tient à la débâcle électorale des listes d’extrême gauche et du FDG (Front de Gauche), même en tenant compte du vote « utile » dans certaines régions. Elles obtiennent 6 % en moyenne et 7 % seulement chez les ouvriers.

Quels que soient les résultats du second tour, qui fera sans doute l’objet d’une mobilisation contre le FN, de tels scores électoraux révèlent l’intensité du sentiment d’abandon qui a saisi la partie la plus modeste des électeurs. Pour 41 % des ouvriers actifs et 49 % des ouvriers au chômage, les hommes politiques ne se préoccupent « pas du tout » de ce qu’ils pensent. Or cette réaction est fortement corrélée au vote FN puisque les enquêtés des catégories populaires répondant ainsi ont voté à 50 % pour le FN et à 5 % pour les listes d’extrême gauche ou FDG.

Insécurité physique, économique et culturelle

Ce sentiment d’abandon relève autant des conditions économiques que des préoccupations sécuritaires. L’enquête permet de connaître quel est « le problème le plus important pour la France aujourd’hui », les réponses étant données librement, sans précodage. Les enquêtés des catégories populaires répondent ainsi – à hauteur de 41 % – sur le terrain des menaces terroristes (attentats, guerre, islamisme radical, etc.), tout en mentionnant également en premier, pour 42 % d’entre eux, un sujet lié à la crise économique (emploi, crise, inégalités, etc.)

Or, on peut remarquer aussi que parmi tous ceux qui mettent en avant un enjeu purement sécuritaire, 35 % choisissent le FN, mais 30 % préfèrent les listes LR-UDI et 25 % les listes PS ou divers gauche. Statistiquement parlant, le choix du FN dépend donc davantage de la catégorie socioprofessionnelle que du choix entre les préoccupations économiques et les préoccupations sécuritaires.

Le vote au premier tour des régionales de 2015 (% de suffrages exprimés). Professions des actifs et anciennes professions des retraités. Luc Rouban/Cevipof/Enquête électorale

Les élections régionales de 2015 ne font que confirmer un clivage qui n’a cessé de s’affirmer entre d’une part les électeurs ouverts à la mondialisation, étant en mesure d’en profiter ou ayant des probabilités acceptables d’en bénéficier, et d’autre part tous ceux qui en sont victimes et n’en retiennent que les contraintes.

C’est autour de ce clivage que s’organise ainsi le rejet de l’immigration ou la demande de protectionnisme économique. Cette nouvelle lutte des classes ne peut profiter électoralement à l’extrême gauche ou au FDG, prisonniers de leur passé politique internationaliste et prenant la défense des immigrés. À l’insécurité physique des risques d’attentats et à l’insécurité économique s’adjoint donc une insécurité culturelle. Celle-ci se traduit par deux représentations sociales que le FN a su capter et associer.

Recherche d’autorité

La première est l’idée d’une dépossession politique face à l’Europe, aux marchés, au capitalisme financier, aux mouvements de réfugiés. Le « peuple » économique fait alors place au peuple politique dans sa souveraineté ignorée par des élites mondialisées. La question du rapport aux élites ne peut pas, d’ailleurs, être rejetée en invoquant seulement le développement du populisme. Objectivement, le recrutement social des élites politiques ou administratives s’est rétréci depuis trente ans, comme le montre par exemple la sociologie des anciens élèves de l’ENA.

La seconde représentation, corollaire de la première, est la recherche de l’autorité gouvernementale. L’idée d’un pouvoir politique national fort, que les attentats du 13 novembre ont renforcée y compris au sein de la gauche, caractérise l’électorat FN, mais également une majorité d’enquêtés : si 66 % des électeurs FN sont « tout à fait d’accord » ou d’ « accord » avec l’idée selon laquelle « la France devrait avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections », cette proportion est de 57 % chez les électeurs LR-UDI contre 35 % des électeurs PS. Mais elle est de 51 % en moyenne chez l’ensemble des enquêtés.

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