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« Restons couchés », ou comment mieux comprendre la nature du régime chinois à travers un mouvement contestataire

Dans le métro de Pékin, le 23 août 2021. De plus en plus de Chinois rejettent le modèle à la fois stakhanoviste et consumériste promu par le Parti communiste. Noel Celis/AFP

Beaucoup d’observateurs affirment que la Chine d’aujourd’hui a pris le chemin du totalitarisme et donc, si l’on se réfère à l’analyse arendtienne, place ses pas dans ceux de l’Allemagne nazie ou de l’URSS stalinienne. Affirmation paradoxale puisque Hannah Arendt déclare elle-même dans la préface à l’édition française de son Système totalitaire : « Tout ce que nous savons de la Chine d’une manière certaine indique des différences essentielles avec le totalitarisme. »

Alors, la Chine de Xi Jinping aurait-elle été plus loin que la Chine de Mao ? Serait-elle en voie de détruire la réalité humaine et les structures sociales ? Le PCC exerce-t-il un pouvoir total sur la société, y compris dans les domaines de l’intime et de la vie privée ?

Le terme « totalitarisme » est-il approprié ?

Il n’est pas question de nier que le système politique chinois est une dictature. La Chine a un régime politique à parti unique, les détracteurs de ce régime sont pourchassés. De plus, le gouvernement applique une politique coloniale dans certaines provinces. Pour autant, aucun des traits fondamentaux qui définissent le totalitarisme d’après Arendt ne se retrouve en Chine.

D’une part, le système politique est très institutionnalisé et basé sur le « gouvernement par la loi ». Le pouvoir de Xi Jinping ne ressemble en rien à celui fluctuant, caché et capricieux du Chef charismatique qui est le seul dont les désirs, les fantasmes, conscients ou inconscients et, parfois, les plus ou moins vagues ordres secrets sont écoutés et interprétés.

D’autre part, la Chine ne connaît pas de mobilisation constante de masses largement désocialisées. Non seulement l’objectif du Parti n’est pas la destruction de toute relation sociale, mais les intérêts des classes et des individus n’ont pas disparu au profit d’une idée centrale explicative de tout. Au contraire, même, ces intérêts ont pris une importance centrale : le contrat social (prospérité et protection contre parti unique) est au cœur des relations entre le Parti et la population.

Ce maintien de l’« intérêt », crucial dans l’analyse arendtienne, peut être aussi paradoxalement illustré par l’activité de certains mouvements d’opinion qui contestent les normes et valeurs et, jusqu’à un certain point, le contrat social en cours depuis le début des années 1990.

Une contestation des normes et valeurs de la « société des réformes »

L’existence de ces courants démontre la vitalité de la société chinoise, loin de l’image de société « laminée » que l’on en donne parfois. Ils se caractérisent en particulier par une critique forte de ce qui fait l’essence même de l’éthique de la société qui a émergé des réformes dans les années 1990, à savoir une volonté insatiable de réussir et de progresser (individuellement, familialement et collectivement) dans le cadre d’une compétition de tous contre tous.

Des jeunes gens des classes moyennes, mais aussi parfois des ruraux, migrants de la deuxième génération, ne veulent plus « jouer le jeu ». Ils ressentent une « involution » (xiaojuan) du système ; le sentiment que la compétition pour l’argent, le pouvoir, le statut social n’a plus de sens, ne mène nulle part. L’évolution vers un monde meilleur est remplacée par un processus dans lequel la société tourne à vide. Cet « à quoi bon » s’appuie sur une lassitude physique et mentale, mais aussi sur le constat qu’à l’heure actuelle les efforts des individus ne débouchent que sur des gains minimes. Le jeu n’en vaut plus la chandelle.

L’idéologie du 996 (travail de 9 heures du matin à 9 heures du soir, six jours sur sept) perd de son attrait, et l’on a vu apparaître des mouvements culturels très fortement relayés et amplifiés par les réseaux sociaux comme Sang (littéralement funérailles mais ici plutôt deuil ou perte), où les individus sont incités à renoncer à la compétition pour se « vautrer » dans une vie dégagée des obligations sociales.

Mais c’est le mouvement Tangping (qui est apparu en 2020 mais qui a pris son envol à partir de quelques mots postés en mai 2021 sur un réseau social) qui a révélé le phénomène au grand jour.

Le terme tangping peut être traduit littéralement par « allonger à plat », mais son sens profond est proche de l’expression « restons couchés ». Il s’agit de ne plus participer au jeu social, de travailler juste ce qu’il faut pour survivre et profiter de la vie, de ne pas se marier ou avoir des enfants, de ne pas acheter d’appartement ou de voiture pour éviter les responsabilités. Le phénomène n’est pas individuel, à la façon des hikikomori japonais. Il est au contraire l’expression d’une identité sociale forte qui se cristallise à travers les réseaux sociaux et qui cherche à imaginer une autre société.

La presse non chinoise a rendu compte de ce mouvement, mais sous un jour essentiellement « folklorique » et parfois, mais beaucoup plus rarement, en insistant sur sa charge critique. Dans le premier cas, il a été vu comme une curiosité dans une société jugée sous « total contrôle ». Dans le deuxième cas, ce fut une nouvelle occasion de rappeler que la population chinoise est supposée être vent debout contre le Parti.

Or, comme très souvent dans la Chine contemporaine, la contestation ne débouche pas sur une mobilisation visant le Parti. Ces jeunes Chinois ne remettent pas en cause le système politique mais le système social et, plus précisément, sa logique capitaliste. Dans ce contexte, la lecture d’une dizaine d’articles parus dans des revues académiques chinoises (en chinois) permet de mieux saisir les raisons d’un tel phénomène, ses ambiguïtés et les points communs avec le présent ou le passé récent d’autres sociétés.

Les « Restons couchés » vus par les chercheurs chinois

Ces chercheurs ne sont ni des dissidents ni des fonctionnaires du Parti. Ils sont enseignants dans des universités chinoises et ne publient ni dans des brûlots ni dans des publications du Parti, mais dans des revues scientifiques. Souvent jeunes, ils ont à la fois les compétences, l’âge et la curiosité nécessaires pour s’intéresser et « comprendre » ces nouveaux phénomènes. Pour eux, la croissance fulgurante de l’économie enregistrée depuis les années 1990 a complètement transformé la société.

Des années 1990 aux années 2010, les individus et les classes sociales ont profité de larges, bien qu’inégalement réparties, opportunités de croissance des revenus et d’ascension sociale. Grâce au travail, dont la qualité et le faible coût ont longtemps donné un avantage majeur à la Chine, beaucoup ont pu changer de vie. Les hauts cadres du parti et du gouvernement sont devenus de judicieux hommes d’affaires. Les urbains ont tiré parti du développement de l’enseignement supérieur et de l’augmentation considérable de l’emploi qualifié, notamment dans le secteur tertiaire. En quittant leur campagne, les ruraux migrants ont eux aussi changé de vie et accru leur revenu, même si cela s’est produit en échange d’une exploitation de leur travail digne parfois de celle qui prévalait pendant la première révolution industrielle en Europe. D’où la domination de la valeur travail, de la norme de l’ascension sociale sans fin et de la compétition généralisée.

Or, ce modèle, nourri d’investissements massifs étrangers et chinois, d’exportations à bas prix, et du développement considérable des infrastructures, s’épuise.

Le renchérissement du coût du travail et des coûts environnementaux rend la Chine moins séduisante pour l’industrie manufacturière internationale comme chinoise et l’immobilier est en crise.

La difficulté qu’éprouve la Chine à créer des emplois très qualifiés à hauteur du nombre considérable de nouveaux diplômés qui sortent chaque année de l’université rend encore plus violente la concurrence à l’intérieur de la classe moyenne.

Notons ensuite que l’imaginaire de la croissance du niveau de vie et de la distinction sociale conduit à des vies aberrantes. Les classes moyennes se doivent d’être propriétaires d’appartements dont le prix augmente sans cesse. Faire partie de la classe moyenne, c’est aussi dépenser beaucoup pour assurer à sa progéniture la meilleure éducation et pour satisfaire des besoins de santé au coût de plus en plus élevé et globalement de moins en moins couverts par les systèmes de protection sociale.

Cette course au statut social conduit de nombreux Chinois à une logique de surendettement qui les pousse à toujours travailler plus et plus intensément, pour toujours moins de satisfaction. Ils ont le sentiment d’être emprisonnés dans une logique qui leur échappe. C’est le terme « aliénation » qui vient à l’esprit du lecteur de ces articles.

En bref, la société dynamique qui, pendant deux décennies, a fourni des opportunités d’ascension sociale à beaucoup est devenue une société plus rigide où il est de plus en plus difficile de grimper ou même de se maintenir sur l’échelle sociale.

Les enseignements de l’ambiguïté

L’intérêt du mouvement « Restons couchés » dans la compréhension de la société chinoise réside aussi dans ses ambiguïtés. Au départ, les choses semblaient assez claires. Dès l’explosion digitale du mouvement, en mai 2021, les autorités ont réagi en dénonçant sa portée négative. Comment la Chine pourrait-elle devenir prospère et puissante si les Chinois renoncent à travailler d’arrache-pied ?

Des personnalités du monde des affaires ou du monde académique ont dit tout le mal qu’elles pensaient d’une telle attitude : la jeunesse semble ne plus avoir d’ambitions. Pourtant, bon nombre de chercheurs chinois ont un discours différent, sans être censurés pour autant, ce qui, en Chine, témoigne d’une attitude ambiguë du Parti lui-même à l’égard du mouvement. D’ailleurs, certains articles notent que les rejetons des classes dominantes ne sont pas touchés par le sentiment d’involution puisqu’ils n’ont guère besoin de se remuer pour préserver leur solide statut social…

Si, dans ces travaux, les traits négatifs du « restons couchés » – la passivité, le refus de l’effort et de la créativité, le manque d’ambitions – sont mis en évidence, ce sont pourtant les points positifs qui l’emportent.

D’abord, les chercheurs considèrent que la critique de la réussite à tout prix et du consumérisme sans limite est bénéfique aux nouvelles orientations économiques qui privilégient une croissance verte, une meilleure répartition de la richesse et plus de collaboration entre les employés et entre les entreprises. Les résultats de beaucoup d’entreprises chinoises pâtissent de la guerre de tous contre tous, d’une hiérarchie étouffante dans laquelle chacun défend et exploite son territoire. Cette absence de collaboration et des relations tendues conduisent à l’inefficacité et à des pertes majeures. Les individus ne veulent plus faire d’efforts démesurés pour des gains minimes et les entreprises déploient une énergie immense en pure perte.

Ensuite, des ambitions sociales et financières plus raisonnables amélioreraient le climat social en atténuant l’anxiété et l’angoisse du « déclassement » chez les classes moyennes. Le « blues » des classes moyennes est un phénomène que de nombreux chercheurs chinois mettent en avant. Enfin, le mouvement Tangping pourrait contribuer à un reflux de la tension dans les secteurs de l’éducation, de l’immobilier et de la santé. Moins d’ambition pour ses enfants, moins d’exigence en matière de logement et sans doute moins de problèmes de santé car moins de stress : tout cela pourrait assainir le climat socio-économique.

Les chercheurs chinois ne militent pas pour une version radicale du tangping. Ils considèrent que beaucoup de jeunes alternent les périodes de forte activité et les moments où ils « restent couchés » ou diminuent leur participation. Mais rares sont ceux qui se retirent du jeu social. Il s’agit donc d’effectuer un rééquilibrage, de promouvoir un modèle modéré pouvant contribuer à une évolution vers une économie plus « saine » et une société plus collaborative.

Critique sociale et critique politique

L’analyse de ces mouvements qui traversent la société chinoise montre que cette dernière est bien éloignée de l’image qui en est donnée. Comment une société totalitaire pourrait-elle laisser se développer de tels phénomènes qui lui échappent et même y trouver un certain intérêt alors qu’ils remettent en cause le contrat social ? Le Parti peut contrôler les opinions et les expressions politiques ; il peut aussi contrôler le comportement des individus quand ils sont publics ; mais il ne peut contrôler leur mode de vie parce que la prospérité capitaliste, située au cœur de la relation entre le Parti et la population, suppose de larges marges de manœuvre dans la sphère privée.

Comment surveiller, voire mettre en camp de travail des millions de jeunes qui ne veulent plus « perdre leur vie à la gagner » mais continuent néanmoins d’être des consommateurs ? Une telle action remettrait en cause l’économie politique de la Chine d’aujourd’hui et donc à la fois le contrat social et la puissance de la Chine.

Certes, on peut décider d’utiliser d’autres définitions du totalitarisme que celle d’Arendt et, par exemple, s’inspirer de Zbigniew Brzezinski. Pour lui, un État totalitaire comporte six caractéristiques : une idéologie officielle ; un parti unique ; celui-ci étant dirigé par un Leader ; une police secrète ; le contrôle du Parti sur les médias ; et une économie centralisée. Cela correspond bien à la Chine, mais aussi à la quasi-totalité des dictatures.

Dès lors, qualifier la Chine de « totalitaire », c’est faire fi des travaux ayant conceptualisé le totalitarisme dans une situation historiquement située et s’interdire de décrypter la spécificité du régime chinois contemporain. Mais c’est aussi faire l’impasse sur toute lecture critique des sociétés dites occidentales avec lesquelles, pourtant, la société chinoise est de plus en plus interdépendante. En effet, si le Tangping ne semble guère en mesure de déboucher sur une remise en cause du Parti, la focalisation des observateurs sur la question du régime politique fait oublier que beaucoup des motivations de ce mouvement sont présentes dans les sociétés occidentales depuis les années 1960. De ce point de vue, la question du régime politique – démocratique ou dictatorial – est peut-être moins importante qu’un commun refus des normes et valeurs du capitalisme et d’une certaine modernité.

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