Début avril, le milliardaire américain Warren Buffett a refusé de justifier la stratégie climat de sa société d’investissement, Berkshire Hathaway, auprès de ses actionnaires, alors même que la coalition Climate Action 100+ place le groupe parmi les moins avancés au regard de l’orientation vers une trajectoire zéro émission.
Parmi les sociétés cotées, la position de Berkshire Hathaway n’est pas isolée. Aussi, certains critiques s’interrogent sur la pertinence d’un éventuel « say on climate » à l’image de la régulation existante « say on pay ».
C’est au début des années 2000 que la régulation « say on pay », est apparue. Elle concerne aujourd’hui pour l’essentiel les sociétés cotées des places financières internationales. Celle-ci implique que chaque direction doit proposer au vote une résolution interne à ses actionnaires justifiant les rémunérations de leurs dirigeants mandataires sociaux. L’approbation des actionnaires doit avoir lieu lors de l’assemblée générale chaque année.
Les recherches académiques sur le « say on pay » observent des effets positifs sur les pratiques de rémunération. Elles s’accordent également à souligner que cet outil ne constitue pas la solution idoine à la transparence des rémunérations, et aux inégalités salariales comme nous le précisons dans plusieurs de nos travaux.
Faut-il encourager une régulation semblable sur le risque climat, du type « say on climate », pour que les entreprises présentent également des résolutions internes concernant leur politique climatique ?
Première résolution climatique chez Total
En 2020, 11 actionnaires de Total, représentant 1,35 % du capital social, ont demandé à la société pétrolière de modifier ses statuts de sorte qu’elle intègre des objectifs de décarbonation à ses activités. Cette première « résolution climat » en France a recueilli 16,8 % des votes. Avec une approbation de 66 % des votants, cette résolution aurait pu contraindre le management à une modification des statuts (dans de nombreux pays, ces résolutions sont seulement consultatives).
Les scores de votants en faveur de la résolution climat apparaissent relativement faibles, mais ils suffisent à enclencher un mouvement au sein de groupe pétrolier.
Ainsi, le conseil d’administration de Total vient d’annoncer dans un communiqué de presse qu’il soumettra « pour vote consultatif » de ses actionnaires réunis en assemblée générale ordinaire et extraordinaire le vendredi 28 mai 2021 une résolution sur « la transition énergétique de TotalEnergies vers la neutralité carbone ».
Si certains considèrent que Total tente de faire du greenwashing, d’autres considèrent que la société prend en compte les demandes de ses actionnaires.
Les actionnaires sont concernés par les défis environnementaux
En détenant un portefeuille diversifié et représentatif d’une part significative de l’économie, certains investisseurs perçoivent un rendement financier lié à la croissance économique. Ces actionnaires, qualifiés d’universels, sont donc impactés par les externalités négatives et positives générées par chacun des actifs financiers qu’ils détiennent. Ils seront donc plus attentifs aux politiques environnementales sociales et de gouvernance (ESG) des sociétés de leurs portefeuilles d’actifs sous gestion.
En outre, les investisseurs institutionnels agissent au nom de souscripteurs individuels en plaçant l’épargne de ces derniers. Leurs décisions d’investissement doivent ainsi être guidées par l’intérêt de leurs bénéficiaires. En se positionnant sur les enjeux ESG, ils se situent dans une logique de philanthropie déléguée. Leurs adhésions à différentes chartes d’investissement, telles que les Principes de l’investissement responsable, renforcent leurs préoccupations ESG. Dans cette lignée, le fonds de pension CalPERS est à l’initiative de Climate Action 100+.
Enfin, plusieurs travaux très récents ont montré que leur engagement ne pénalise pas la création de valeur actionnariale, ce qui constitue une information favorable à la prise en considération de l’enjeu climat.
Niveau d’expertise élevé exigé pour exprimer un vote
En règle générale, on observe que la majorité des actionnaires reste loyale au management, ce qui se traduit par de forts taux d’approbation pour les résolutions internes (émanant de la direction) et des faibles taux d’approbation pour les résolutions externes (déposées par des actionnaires mécontents).
La structure actionnariale (actionnariat dispersé versus concentré, existence de droits de vote double comme en France, etc.), la diversité des actionnaires (hedge funds, ONG, fonds de pension, actionnariat salarié, État, etc.) implique que l’assemblée générale soit un lieu de débat sans pour autant que les actionnaires aient le même poids au moment du vote.
Comme nous l’avions analysé en 2017, il existe en effet certaines limites à l’exercice du droit de vote, quel que soit l’enjeu de ce vote. En premier lieu, l’existence de ce droit ne signifie pas que l’ensemble des actionnaires l’exerce. Certains actionnaires sont passifs tels que les 11,12 % d’investisseurs qui se sont abstenus dans le cas Total.
En second lieu, l’expression des actionnaires est conditionnée à l’interprétation de l’information dans un écosystème « d’infobésité ». Elle suppose un niveau d’expertise élevé, quelle que soit la nature de l’actionnaire (individuel comme institutionnel).
Par exemple, les investisseurs institutionnels qui ont un degré élevé de diversification et un statut d’actionnaire minoritaire sont contraints d’externaliser une partie de la prise de décision en matière de vote. Ils ont notamment recours aux recommandations des agences spécialisées en droits de vote (proxy advisor comme Glass Lewis, ISS ou Proxinvest en Europe). Dans le cas de la résolution climatique de Total, elles ont émis des avis divergents.
Un risque de manipulation de l’information
Les résolutions externes recueillent de plus en plus de votes d’approbation, comme nous le soulignions dans une revue des travaux antérieurs. Ce processus favorise le débat et la transformation progressive des stratégies des sociétés.
En pratique, les sociétés font face à deux sortes de résolutions externes portant sur le climat : celles qui exigent plus d’informations et celles qui visent à orienter la stratégie de l’entreprise. Les premières rencontrent généralement un écho favorable auprès du management (peu coûteuses) alors que les secondes font débat au-delà du seul lieu de l’assemblée générale.
La création d’une régulation « say on climate » relève d’une résolution interne ; elle obligerait les sociétés à réaliser un exercice de style consistant chaque année à rendre compte aux actionnaires dans un cadre de normalisation internationale, entraînant des exigences communes mais minimales.
De plus, dans le cas du « say on pay », on observe un risque de manipulation de l’information soumise aux actionnaires, de sorte que le vote sur les rémunérations s’apparente à un exercice de style de la direction consistant à faire accepter les salaires par les actionnaires sans modification profonde des pratiques.
Inversement, favoriser le dépôt de résolution externe (versus « say on climate ») permet aux actionnaires de porter des exigences plus pertinentes selon les activités de l’entreprise. En France, le dépôt de résolution externe reste difficile si l’on considère que les actionnaires doivent détenir au moins 0,5 % du capital ; et que cette résolution peut être rejetée par le conseil d’administration avant même la tenue de l’assemblée générale. Pour autant, ils peuvent surmonter cet obstacle en constituant des coalitions d’actionnaires.