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Soixante ans après sa mort, le retour de Van Gogh à la lumière du Midi

Peinture de l'intérieur d'un café arlésien, en 1888.
Le Café de nuit, une peinture réalisée par Van Gogh à Arles, en septembre 1888. Cette grande pièce haute de plafond éclairée par des lampes à gaz est caractéristique des cafés provençaux du XIXe siècle,. Wikipédia

Le bref séjour de Vincent van Gogh en Provence fut un moment de grâce. On lui doit ses tableaux aujourd’hui les plus admirés. Ce fut aussi un drame absolu. Arrivé en février 1888, Van Gogh est rejoint en octobre par Paul Gauguin.

La relation tourne au vinaigre. On connaît la suite : l’oreille coupée à la veille de Noël, l’internement à Arles, puis à Saint-Rémy de Provence. En mai 1890, sans avoir jamais cessé de peindre, Van Gogh rejoint Auvers-sur-Oise, où il se suicide le 27 juillet. La présente exposition au musée d’Orsay porte sur cette dernière période de son œuvre.

Une dizaine d’années après sa disparition, la carrière commerciale de Van Gogh commence et, avec elle, sa réputation de peintre maudit. A Arles et Saint-Rémy, on se souvenait du « fada ». Mais, alors que la gloire mondiale du peintre s’affirmait, émergeait en ces lieux un sentiment diffus de culpabilité. L’étroitesse d’esprit provinciale aurait-elle contribué à la mort prématurée du génie ? Les récits mythifiés commencent à circuler, comme l’histoire du tableau qui aurait servi de porte à un poulailler.

Mais, dans l’entre-deux-guerres, l’élite arlésienne se préoccupait peu de Van Gogh : on entretenait la culture provençale héritière de la romanité, au Museon arlaten, fondé en 1896 par Frederic Mistral (1830-1914), lauréat du prix Nobel de littérature en 1904 (ce musée a été récemment somptueusement et intelligemment restauré). On célébrait Charles Maurras (1868-1952), le fondateur de l’Action française, né à proximité, à Martigues, grand admirateur de Mistral. On admirait l’élégance des Arlésiennes de Léo Lelée (1872-1947), le peintre angevin qui s’était installé à Arles au début du siècle.


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Ce traditionalisme s’épanouit sous la « Révolution nationale » avec le soutien du sous-préfet nommé en novembre 1940, l’écrivain Jean des Vallières (1895-1970), filleul du maréchal Pétain, dans le cadre de l’Académie régionale d’Arles, créée en 1941 par Fernand Benoît (1891-1969), paléographe et archéologue, directeur des musées et bibliothèques de la ville.

Jacques Latour et la transformation du musée Réattu

Compromis avec Vichy, Fernand Benoît quitte en 1945 son poste de directeur des musées. En 1947, on nomme à sa place Jacques Latour (1918-1956), également archéologue. Son père, le peintre, décorateur et photographe Alfred Latour (1888-1964) avait quitté Paris en 1932 pour le petit village d’Eygalières dans les Alpilles. C’est dans les paysages de Van Gogh que l’adolescent a ramassé des vestiges préhistoriques et contribué aux fouilles menées par Fernand Benoît. En 1938 il commence des études à l’école du Louvre, mais, mobilisé, doit les interrompre. De retour à Eygalières il s’engage dès 1942 dans un réseau de résistance associé aux services secrets anglais. Il est arrêté en avril 1944, torturé par la Gestapo et déporté à Dachau dans le convoi parti le 2 juillet 1944 de Compiègne dont la moitié des occupants meurent avant l’arrivée.

Jacques Latour prend ses fonctions quelques mois après la première célébration officielle de Van Gogh en France, au musée de l’Orangerie, en janvier-mars 1947. Arles, durement touchée par les bombardements de 1944, est un chantier. Le conservateur a la charge de l’ensemble des monuments et musées, dont Réattu, le musée de peinture, à propos duquel Van Gogh avait écrit en 1888 à son frère Théo qu’il était « atroce et une blague » ; il ne devait guère avoir changé depuis.

Ardemment soutenu par la direction des Musées de France, mais bien peu par la ville, formé par Georges-Henri Rivière (1897-1985), fondateur en 1937 du Musée des arts et traditions populaire et grand rénovateur de la muséographie en France après-guerre, Jacques Latour rafraîchit la muséographie arlésienne et oriente le musée Réattu vers l’art du XXe siècle, qui est à peu près ignoré alors par les musées français. Il est pour cela attaqué sans répit par les traditionalistes qui se plaignent à la Mairie, à la direction des Musées de France, à la Préfecture, au Ministre de l’Education nationale et jusqu’au guide Michelin des « idées ‘futuristes’ de ce jeune homme ne pouvant guère être appliquées dans une ville dont les richesses antiques cadrent mal avec l’art moderne » (lettre d’un « groupe d’Arlésiens, adressée le 9 janvier 1949 à Georges Salles, directeur des Musées de France). L’objectif est d’évincer le jeune conservateur, qui exerce alors ses fonctions sans titre et n’est titularisé qu’en 1951 après avoir soutenu sa thèse à l’école du Louvre.

Faire amende honorable envers Van Gogh

Pour orienter Arles vers l’art du XXe siècle, il fallait « purger » l’affaire Van Gogh. La ville devait, comme l’écrit Jacques Latour à l’attaché culturel des Pays-Bas le 13 janvier 1950 faire « une sorte d"amende honorable’ envers le peintre qu’elle a par trop méconnu ».

Un premier projet avait été imaginé dès 1948 à Saint-Rémy de Provence, dont le maire, Charles Mauron (1899-1966), écrivain et critique littéraire, était amateur de Van Gogh, de même que le docteur Edgar Leroy (1883-1965), le directeur de l’asile Saint-Paul de Mausole, où avait naguère vécu le peintre. Mais Saint-Rémy était une trop petite ville pour courir pareils frais.

En 1949, Jacques Latour obtient un engagement financier de la mairie d’Arles et espère monter une exposition pour l’été 1950. Il doit déchanter : il n’y a pratiquement aucune toile de Van Gogh en France ; elles sont pour la plupart aux Pays-Bas, au sein de deux collections : celle du musée Kröller-Müller à Otterlo et celle du musée municipal d’Amsterdam qui appartient à une fondation dirigée par Vincent Willem van Gogh (1890-1978), dit l’ingénieur Van Gogh, le neveu du peintre. Cette fondation accepte que la collection circule en hiver, mais entend la conserver en été à Amsterdam. Or, la municipalité d’Arles n’imagine pas attirer du public en dehors de la saison d’été.

En 1951, une exposition historique

Dans son malheur, Jacques Latour fait, en la personne de l’ingénieur Van Gogh, une rencontre lumineuse. Celui-ci est enthousiaste à l’idée de faire revenir en Provence les œuvres de son oncle. L’opération se monte l’année suivante grâce à une coordination remarquable de trois musées entre lesquels l’exposition circule de février à juin 1951 : celui de Lyon, dirigé par René Jullian, dont Jacques Latour était proche, celui de Grenoble, où vient d’être nommé un jeune conservateur, Jean Leymarie, tourné vers l’art moderne, et ceux, conjoints d’Arles et de Saint-Rémy-de Provence. C’est partout un grand succès, mais l’exposition d’Arles et Saint-Rémy est particulièrement remarquée. Grâce à l’entremise de Jehanne Rajat, directrice de la galerie Bellechasse à Paris, Jacques Latour a en effet réussi à faire venir à Arles pour l’inauguration présidée par Gaston Deferre, alors ministre de la Marine marchande et en présence de l’ingénieur Van Gogh, qui donne une conférence, la fine fleur de la critique française.

« Ce n’est pas à Paris qu’il faut, en ce mois de mai, chercher la plus émouvante, la plus prestigieuse manifestation de la vie artistique : c’est en Provence. A Arles où Van Gogh est revenu, ombre pathétique, incarnée en ses œuvres » écrit Guy Dornand dans Libération du 8 mai 1951. Et Jean-François Reille de renchérir dans Arts du 11 mai : « Ce n’est pas seulement l’émotion due à la proximité extrême des motifs, l’existence autour des lieux d’exposition des sites où Vincent van Gogh travailla et souffrit sa Passion, la présence spirituelle du peintre des tournesols rendue encore plus vive par la présence effective lors du vernissage de son neveu Vincent Willem van Gogh, incarnation de l’autoportrait de l’homme à l’oreille coupée… C’est surtout, beaucoup plus simplement, la lumière de ce même soleil qui, après avoir éclairé le motif, revient éclairer l’œuvre, et la perfection, dans leur simple blanchiment à la chaux, des salles d’exposition du musée Réattu, admirablement aménagé, malgré d’énormes difficultés, par son très actif animateur, Jacques Latour ».

Ce succès était pourtant pétri d’ambiguïtés. La municipalité se réjouit de l’affluence des visiteurs et qu’on parle d’Arles dans la presse, jusque dans Paris-Match. Le 5 juin 1951, Jacques Latour écrit à Georges Salles : « Le Maire d’Arles est très content du résultat en lui-même et du rayonnement de l’exposition, notamment dans la presse française et étrangère et commence à avoir confiance dans les destinées du musée Réattu ».

La fin prématurée de Jacques Latour

Ce succès ne donnait pourtant pas un blanc-seing à Jacques Latour dans son travail de rénovation culturelle. La situation se tend au cours de l’année 1954 quand Fernand Benoît attaque publiquement le réaménagement par Jacques Latour du Musée lapidaire païen mené à la demande de la Direction des musées de France et sous son contrôle rapproché. Au début de l’année 1956, Jacques Latour est détaché au musée Cantini à Marseille, provisoirement sans titulaire. Le maire d’Arles nomme le 7 septembre le jeune Jean-Maurice Rouquette (1931-2019) « chargé de mission » au musée. Jacques Latour, qui a compris que c’est pour l’évincer, est très affecté. Sa santé était altérée par les mauvais traitements subis pendant la guerre et par sa suractivité. Le 18 septembre, il meurt brutalement dans les murs du musée Cantini. Le 1er octobre, Jean-Maurice Rouquette prend officiellement, et pour quarante ans, sa succession.

Jean-Maurice Rouquette, lui aussi archéologue, poursuivra l’action modernisatrice de Jacques Latour, confirmant l’orientation du musée Réattu vers l’art du XXe siècle, grâce notamment à la donation de Picasso en 1971 et contribuant puissamment à la création du musée départemental Arles-Antique, chef d’œuvre de muséographie archéologique. Mais la mémoire de Jacques Latour, qui avait donné la première impulsion après-guerre à ce mouvement de rénovation, a été oubliée à Arles. Quand, en 1989, une grande exposition est organisée pour le centenaire du séjour de Van Gogh, celle de 1951 n’est pas citée.

Étrange correspondance : Vincent van Gogh est mort à trente-sept ans, Jacques Latour, à trente-huit. Le conservateur, qui a tant œuvré pour faire revenir le peintre dans la ville d’Arles, mérite que celle-ci lui fasse une petite place dans sa mémoire.


Cet article s’appuie sur une étude en cours sur les archives du musée Réattu au cours de la période où il a été placé sous la direction de Jacques Latour (1948-1956). Les citations non-référencées sont extraites de ces archives.

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