Plusieurs études du discours médiatique ont mis en lumière, par des analyses quantitatives et qualitatives, des soutiens à peine voilés de certains médias envers certains courants politiques. Et si l’on inversait la question ? Bien qu’on ait tendance à considérer, par exemple, qu’un lecteur régulier du Figaro s’oriente politiquement à droite, peut-on établir des corrélations à grande échelle entre choix de sources d’information et orientation politique ?
Des études basées sur des enquêtes d’opinion ont montré notamment la part grandissante des réseaux sociaux dans la diffusion de l’information et le rôle qu’ils jouent dans la formation de l’opinion publique depuis une décennie, à l’image des évolutions observées lors de deux dernières élections aux États-Unis (voir ici et ici).
Les médias traditionnels ont intégré cette donnée et utilisent les réseaux sociaux en se faisant l’écho des discussions qui y ont lieu mais aussi en y diffusant des informations via des comptes dédiés.
Nous pouvons alors utiliser les données massives que fournissent ces plates-formes pour obtenir, de façon automatique, une cartographie des pratiques d’information en fonction de l’orientation politique des usagers. Nous essayons ainsi de répondre à la question « Qui lit/écoute/regarde quoi ? » en fonction de son orientation politique.
Dans ce but nous avons observé, depuis septembre 2021, presque 22 millions d’utilisateurs de Twitter qui suivaient (follow), au moins, un candidat à l’élection présidentielle de 2022 en France, et/ou le compte Twitter de 20 médias parmi les plus importants du pays, tous formats confondus (TV, radio, Internet, presse traditionnelle). Sur ce total de 22 millions, seulement 11 millions suivaient au moins l’un des candidats (le reste ne suivant aucun candidat, et uniquement un ou ou plusieurs des médias retenus).
Le choix de Twitter est motivé, d’une part, par le fait que la plate-forme facilite l’accès aux données pour la recherche. D’autre part, la nature des billets postés (tweets) – nombre de caractères limités, utilisation des mots clés (hashtags), rapidité de réaction des utilisateurs – permet de tirer des informations sur les usagers sans avoir recours à des techniques plus compliquées d’analyse textuelle.
Nous avions suivi une procédure similaire pour analyser l’évolution du paysage politique au cours des dernières élections présidentielles argentines, en 2015 et en 2019.
Après avoir filtré les utilisateurs « actifs », c’est-à-dire, ceux qui publient des tweets sur la plate-forme ou qui relayent (retweet) ceux des autres, nous avons détectés ceux qui déclarent être localisés en France.
Nous avons ensuite classé les usagers en fonction du candidat soutenu, en considérant comme indicateur de « soutien » le fait de produire un retweet direct (sans ajouter de commentaire) des tweets du candidat en question.
Nous avons aussi créé une catégorie « partisan ». Nous y avons rangé les usagers dont plus de 75 % des retweets d’aspirants à la magistrature suprême correspondent à un même candidat. Par exemple, une personne dont 75 % des retweets de candidats sont des messages postés par Valérie Pécresse est considérée comme partisane de cette dernière.
De la même façon, nous avons identifié les usagers ayant un « média préférentiel », c’est-à-dire un média qui concentre plus de 75 % de leurs retweets de différents médias.
Pour l’analyse du comportement des partisans, nous avons choisi de ne retenir que les comptes qui déclarent être situés en France. Les utilisateurs ont la possibilité de remplir eux-mêmes, sur leur profil, un champ indiquant où ils se trouvent géographiquement. Cette déclaration étant facultative sur Twitter, il n’y a qu’une minorité d’utilisateurs qui déclarent une localisation. Suivant une méthode déjà testée dans une étude similaire, nous cherchons sur le profil des utilisateurs, une mention (pays, région, ville) permettant de les situer en France. Ce critère strict réduit notre base de données mais nous permet de diminuer l’effet des biais potentiellement introduits par des comptes étrangers et/ou automatisés.
Ainsi, au 20 mars 2022, à moins de trois semaines du premier tour, 3,7 % des 11 millions de comptes étudiés – soit environ 400 000 comptes – se déclarent en France.
La distribution des données pour chaque candidat
La Figure 1, montre le total de followers des différents candidats et leur classification, au 20 mars 2022. On peut voir comment se distribuent les presque 11 millions de followers de candidats ainsi que la population correspondant aux différents filtres appliqués.
On observe que pour le candidat Macron, sur un total de 7,6 millions de followers, il y a environ 2,6 millions de followers exclusifs (qui suivent Emmanuel Macron mais aucun autre candidat, ni média de la liste) et qui ne retweetent jamais.
Ceci pourrait s’expliquer, puisqu’il s’agit du président sortant. Il est naturel que des utilisateurs soucieux de suivre l’actualité présidentielle s’abonnent au compte du locataire de l’Élysée, sans pour autant s’en sentir politiquement proches.
Le Tableau 1 (ci-contre) donne le pourcentage des followers parmi les 11 millions de comptes analysés, qui ont décidé de suivre exclusivement un seul candidat (ni autre candidat, ni aucun des médias considérés). Ces comptes ne sont pas nécessairement des partisans (ces derniers étant définis par des retweets majoritaires du candidat), en revanche ils manifestent une attention particulière pour le candidat.
Ainsi, mis à part le cas déjà évoqué du président candidat, ce tableau met en évidence des pourcentages élévés d’attention exclusive envers Éric Zemmour, suivi par Marine Le Pen et Jean Lasalle. Tous les autres candidats ayant moins de 10 % de followers exclusifs.
Quels partisans suivent quels médias ?
La Figure 2 (ci-dessous) montre la proportion des partisans des différents candidats qui ont décidé de suivre sur Twitter les informations diffusées par les différents médias. Il faut, par exemple, la lire ainsi : « 39 % des partisans de Nathalie Arthaud sont abonnés au compte Twitter de Médiapart ».
On voit que l’attention des partisans est majoritairement captée par des quotidiens nationaux de presse écrite (y compris en ligne, comme @Médiapart), ainsi que par l’Agence France-Presse.
Sans surprise, on observe que le compte du journal Le Monde (@lemondefr) est très suivi, notamment par des partisans des candidats Anne Hidalgo, Yannnick Jadot et Valérie Pécresse, tandis que celui du Figaro (@Le_Figaro) est nettement préféré par les partisans de Valérie Pécresse.
On remarque que les partisans de Valérie Pécresse suivent le compte de BFM (@BFMTV) et celui du Parisien (@le_Parisien) beaucoup plus que les autres.
Finalement, la couleur nettement plus sombre de la partie inférieure du tableau fait ressortir le fait qu’en général, les partisans des candidats d’extrême droite suivent beaucoup moins les comptes des médias que les autres.
On observe surtout une prédominance des comptes des chaînes d’information en continu (@BFMTV, @CNews) chez ces partisans, préférées aux quotidiens nationaux.
Quels partisans relayent les messages de quels médias ?
Si l’on s’intéresse à l’adhésion que les partisans des candidats expriment par rapport aux informations diffusées par les comptes des médias, le paysage change radicalement.
La Figure 3 donne la proportion des partisans des différents candidats qui ont relayé (retweet) les informations publiées sur Twitter par les différents médias. Il faut, par exemple, la lire ainsi : « 32,2 % des partisans de Fabien Roussel ont retweeté au moins une fois un tweet de BFMTV ».
On observe une nette prédominance de retweets des chaînes d’information en continu. Il faut noter que celles-ci ont tendance à publier plus de contenu vidéo que les comptes de la presse traditionnelle, ce qui peut contribuer au résultat observé.
Cependant, il est intéressant de remarquer que, à l’exception des partisans de Fabien Roussel, cette tendance à relayer les chaînes d’information en continu s’accentue chez les partisans de candidats de droite et d’extrême droite.
On voit aussi que les comptes des radios publiques, @franceinter et @franceinfo, sont nettement plus relayés par les partisans d’Anne Hidalgo et de Yannnick Jadot que par les partisans des autres candidats.
Quels partisans relayent exclusivement les messages de quels médias ?
Les partisans ayant un média préférentiel, en se limitant à relayer les messages de ce dernier, révèlent un fort alignement avec l’orientation éditoriale du média en question.
La Figure 4 (ci-dessous) montre la proportion des partisans du candidat correspondant à chaque ligne ayant relayé majoritairement les tweets des médias indiqués sur les colonnes. Il faut ainsi lire : « 3,3 % des partisans de Yannick Jadot ont France Inter pour média préférentiel ».
En général, le pourcentage de partisans concentrés sur un unique média est faible. Les plus grandes proportions de partisans se concentrant sur peu de médias se trouvent à l’extrême droite du spectre politique.
Ce phénomène évoque les « chambres d’écho » observées sur les réseaux sociaux : les utilisateurs sont confrontés à des opinions similaires ou à des informations issues d’un nombre très restreint de sources, qui encadrent et renforcent un récit commun.
Comme sur la Figure 3, on retrouve la prééminence de @BFM et @CNews et on peut clairement observer l’inversion des préférences entre les partisans de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour : les premiers suivent davantage BFM, tandis que le seconds sont davantage amateurs de CNews, en accord avec les études qui ont suivi les nombreuses polémiques concernant un excès d’attention de @CNews pour ce dernier.
Finalement, on note (figures 2 à 4) que les partisans de l’extrême gauche et de l’extrême droite ont un comportement assez différent par rapport aux médias. Tandis que ceux de l’extrême droite concentrent leur attention sur peu de médias, ceux de l’extrême la gauche se distribuent sur un panel bien plus large.
Cette simple analyse statistique de données publiques fournit une cartographie qui permet de mesurer des tendances générales dans le choix fait par les partisans des différents candidats concernant l’accès à l’information et sa diffusion.
Même si les résultats sont limités aux utilisateurs de Twitter, la mesure de leur rapport aux médias traditionnels donne un socle sur lequel baser les discussions concernant le rôle des médias dans la formation de l’opinion en période électorale.
Ce travail a été financé en partie par le projet OpLaDyn (Trans-Atlantic Platform Digging into Data Challenge : 2016-147 ANR OPLADYN TAP-DD2016) et le Labex MME-DII (contrat No. ANR Référence 11-LABEX-0023).