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Stratégie et incertitude (2) : « Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser »

Martin Fisch/Flickr, CC BY-SA

Ce texte est issu des travaux de la conférence organisée par la FNEGE, le groupe Xerfi et L’Encyclopédie de la Stratégie le 25 novembre 2015 sur le thème « Mener une stratégie et prendre des décisions dans l’incertitude ».

La fulgurance shakespearienne invite à l’essentiel. Il ne s’agit pas de « faire face » ou « d’affronter » une incertitude générale, toile de fond angoissante qui serait tendue devant les hommes d’action, mais bien d’embrasser les incertitudes que chacun perçoit à sa façon, et qui offrent autant d’espaces de liberté que de menaces. Se les colleter plutôt que de les invoquer pour excuser par avance les ratés du business as usual.

Laissons l’ingénierie financière à sa mission de transformer certaines de ces incertitudes en risques plus ou moins calculés et d’en dériver des supports plus ou moins masqués, pour nous centrer sur la stratégie, précisément faite pour avancer malgré, ou plutôt grâce à l’incertitude, composante irréductible de cette complexité qu’Edgar Morin a transformée en méthode pour comprendre et agir. En l’absence d’incertitudes, le calcul et le programme suffisent et rendent la stratégie inutile. Si l’incertitude était absolue, la stratégie serait impossible. Mais toutes les situations concrètes offrent des entrelacs de certitudes et d’incertitudes. Et c’est bien cet enchevêtrement qui justifie le travail stratégique.

La vraie nature de la stratégie

Stratégie qui ne se réduit pas au calcul économique, à la résolution pavlovienne des problèmes posés par les autres, qui refuse la seule poussée des technologies ou la dictature de l’instant. Mais stratégie qui s’efforce de créer des règles du jeu favorables, de potentialiser l’entreprise collective, de lui préserver des degrés d’autonomie tout en gérant les interdépendances qui font émerger certes des concurrences mais aussi des alliés et des partenaires.

Stratégie oui, mais laquelle ? Plus ce rêve de « jardin à la française » en tout cas, dessiné sur le papier en ses moindres massifs où seraient pensées par avance, par de belles mécaniques intellectuelles bien sûr, toutes les décisions envisageables selon tous les scénarii, eux-mêmes conçus par les seules vertus du travail de l’esprit… Laissons cette vision datée et devenue contre-productive de la stratégie comme « plan anti-hasard », tout en luttant contre ses corrélatifs par trop résistants dans l’éducation, la culture et la gouvernance à la française. Dispositions qui portèrent de grands projets mais devenues incongrues dans un monde dense, fluide, frénétique et pressé où la connexion des idées, les relations et les flux importent davantage que l’enchaînement linéaire des choses, les positions et les barrières que l’on croît établies.

Descartes et Spinoza étaient des génies opposés, mais c’est bien ce dernier qui nous saisit par sa puissante actualité. Pas de planification mais une conception pragmatique de la stratégie, telle que viennent de la synthétiser le père du management fondé sur la connaissance, Nonaka, associé à un ancien garde rouge de Mao devenu professeur de stratégie. La stratégie « 6C » – communication oblige ! – est vue comme contingente, cheminante, continuée, co-créative, collective et… courageuse. Soulignons trois points de rencontre majeurs avec nos propres convictions, formées au fil de ces 45 années de recherche et d’expériences multiples en stratégie.

L’intelligence des situations

Au premier chef le primat du contexte, des lieux et des moments, de la singularité et du sur-mesure contre l’idéologie du « management hors-sol », des règles universelles de la stratégie, du prêt-à-penser des « meilleures pratiques » qu’il suffirait d’appliquer pour réussir. Intelligence des situations en les fréquentant de façon assidue bien sûr, comme le font mieux que d’autres les ingénieurs et technico-commerciaux des ETI allemandes ou helvétiques performantes, mais aussi en amenant ces terrains à soi comme le permettent aujourd’hui les ressources de l’intelligence i-conomique. Également en interrogeant ceux qui les travaillent de façon approfondie et qui ne sont pas nécessairement les « experts » médiatisés. Car les cartes aussi créent les territoires et il y a plusieurs jeux de cartes.

Compréhension fine des contextes pour mieux nourrir les intentionnalités au sommet avec les émergences qui se révèlent seulement dans l’action. Et donc usage sans modération de la dialogique qui permet de maintenir en tension créatrice les polarités en lutte-coopération dans laquelle le tiers inclus, loin d’être faute de raisonnement, est indispensable à l’entretien des dynamiques. Il n’y a pas de stratégie pertinente et efficace aujourd’hui sans appui sur un écosystème, pas de technologie légitime sans sociologie d’acceptation, pas de facteurs sans acteurs, pas de projet sans apprentissage, pas de centralisation sans décentralisation, pas d’autonomie sans interdépendance…

Du bon usage de la dialogique

À l’instar du skieur hors-piste, il convient de se choisir pour un temps des terrains de jeu suffisamment vastes et reliés pour évoluer souplement et plus librement, d’entretenir le déséquilibre dynamique, godille fort différente du « juste milieu » ou du « curseur » introuvables ou inertes. D’utiliser les potentialités du terrain, le sens de la pente ; de sentir les points de catastrophe, les franchissements irréversibles qui vous amènent sur des barres rocheuses ou au fond des crevasses. Heureusement les jeunes générations sont friandes de sports de glisse comme de hip-hop, et bien à même de sentir ce que signifient le savoir assimilé par le corps, l’apprentissage opiniâtre pour parvenir à l’efficacité, l’efficience et l’esthétique du geste juste. Comme l’émulation du travail en équipe et en réseau dans des mondes où les flux, les relations et les connexions démultiplient rapidement la puissance d’agir.

Mais ces dialogiques sont déboussolées sans quelques points fixes qui nécessitent une vraie politique d’entreprise, une gouvernance légitime et des dirigeants responsables, comme l’intériorisation par chacun des infranchissables éthiques. Était-il indispensable que le remarquable parcours de VW construit intelligemment et pas à pas ces 20 dernières années, s’expose ainsi à des milliards de dollars d’amendes, de perte de capitalisation, de réputation parce que certains – qui ? comment ? pourquoi ? – ont cru pouvoir s’en sortir par un trucage illusoire. Belle incertitude auto-infligée !

Politique qui sait aussi intégrer l’inévitable récursivité entre les fins et les moyens qui se manifeste chemin faisant. Tout nouvel entrepreneur sent qu’il doit composer avec la rationalité causale objectifs-moyens du plan d’affaires que lui réclament ses financeurs et que lui enseignent ses formateurs, mais doit aussi bricoler astucieusement un business model effectif, viable et porteur en mobilisant les moyens du bord, faire évoluer ses objectifs en fonction des ressources disponibles et des effets constatés, se forger progressivement une vision dans l’action, les rencontres, les dialogues, enrôler des partenaires détenteurs de compétences nouvelles et qui s’engagent vraiment… bref se construire et évoluer en même temps que son écosystème. Car la liberté créatrice ne va pas sans incertitudes.

Conférence d’Alain-Charles Martinet le 25 novembre 2015.

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