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Drapeau palestinien dans les tribunes d'un stade au Qatar
Dans les tribunes du stade Al-Bayt à al-Khor, le drapeau de la Palestine voisine avec celui du Qatar lors du huitième de finale de Coupe d’Asie opposant les deux sélections nationales le 29 janvier 2024, et qui sera remporté par le Qatar, pays hôte de la compétition. Hector Retamal/AFP

Sur fond de guerre, le Qatar orchestre son soft power autour de la cause palestinienne

Depuis octobre et l’enclenchement de la « guerre de Soukkot » en représailles à l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël, les tarmacs des aéroports de Doha sont au cœur d’un intense ballet diplomatique. L’émirat est, en effet, devenu un acteur incontournable dans la gestion des crises régionales.

Ces jours-ci, les projecteurs de son théâtre du soft power sont à nouveau braqués vers l’aéroport Hamad international. L’élite du football asiatique y a défilé depuis le 12 janvier, avec un seul but en tête : soulever la Coupe d’Asie des Nations. Une compétition que le Qatar organise un peu plus d’un an après avoir accueilli la Coupe du monde, et dont il espère, au-delà d’une victoire finale de son équipe nationale (qui affrontera la Jordanie en finale ce samedi), qu’elle lui permettra d’entretenir son rang international.

Le Hamas à Doha

L’histoire du soft power qatarien pourrait se résumer aux arrivées sur ses tarmacs. Ces lieux de passage symbolisent la centralité de l’émirat sur l’échiquier moyen-oriental, particulièrement sensible lorsqu’il s’agit de gérer d’épineux dossiers tel celui du conflit israélo-palestinien.

La crise qui s’est ouverte à Gaza offre au Qatar une nouvelle occasion de jouer un rôle crucial. Si issue favorable au sujet des otages israéliens détenus par le Hamas il y a, ce sera probablement grâce à sa médiation.

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Ce caractère central, Doha l’a forgé en se positionnant comme un relais auprès d’acteurs régionaux souvent jugés infréquentables par les puissances occidentales. C’est ainsi qu’une partie de la branche politique du Hamas est officiellement installée dans la capitale depuis 2012. À cette époque, le mouvement palestinien, alors basé à Damas, ne cautionne pas la répression exercée par son protecteur Bachar Al-Assad à l’encontre de sa propre population. Face à cette discorde majeure, son bureau politique cherche un nouveau point de chute.

Les États-Unis y voient une occasion de renouer discrètement leurs relations avec le Hamas, rompues de manière officielle en 1997, quand Washington l’avait inclus dans sa liste des organisation terroristes. Le tournant de 2012 est pour l’administration américaine une nouvelle occasion à saisir, une aubaine pour instaurer une nouvelle voie d’échanges avec cet acteur incontournable sur l’échiquier palestinien, qui administre pleinement depuis 2007 la bande de Gaza. Aux yeux de Washington, Doha apparaît comme le parfait entremetteur, et les Américains incitent l’émirat à proposer l’hospitalité aux dirigeants palestiniens. Voir ces derniers quitter Damas pour leur autre sponsor, Téhéran, aurait grandement compromis tout canal de discussions.

Échanger avec le Hamas passe désormais avant tout par l’émirat, où la confrérie des Frères musulmans, persécutée par les différents régimes nationalistes arabes, est influente depuis les années 1960. La diplomatie américaine perçoit le Qatar comme son seul allié en mesure d’exercer ce rôle.

De son côté, Doha considère que la présence sur son sol du Hamas renforce sa capacité à peser davantage dans l’arène internationale. Ce ressort diplomatique est un point crucial dans l’essor d’un soft power à multiples facettes fréquemment présenté comme l’assurance vie d’un émirat de prime abord fragile. Cette stratégie initiée à partir de 1995 à l’issue d’un coup d’État de palais qui amène au pouvoir Hamad ben Khalifa Al-Thani (lequel abdiquera en 2013 au profit de son fils Tamim ben Hamad Al Thani) résulte d’un environnement régional incertain.

Un rôle clé au cœur du Proche-Orient

Hamad ben Khalifa Al-Thani a le dessein de garantir la sécurité de son pays en mettant en place un système basé sur l’interdépendance. Son architecture repose sur l’investissement de multiples champs, allant de l’entrée au capital de grands groupes à une présence soutenue sur le marché de l’art. La modernisation de son infrastructure gazière et l’exploitation de riches gisements constituent le noyau de sa stratégie.

Fort de ressources financières rapidement devenues abondantes, le pays cultive des alliances plurielles. Depuis 1995, il accueille de nombreux événements, politiques comme sportifs, et Al-Jazeera, son média panarabe, s’affirme dans le même temps comme un moyen privilégié d’offrir à l’opinion arabe une vision de l’actualité régionale conforme aux intérêts de Doha.

Après le 7 octobre dernier, le Qatar propose ses services à Tel-Aviv pour faciliter la libération des centaines d’otages aux mains du mouvement islamiste. Dans un exercice où il excelle, sa diplomatie prend activement part aux négociations d’échanges d’otages et de cessez-le-feu. Elle doit aussi composer avec la stratégie jusqu’au-boutiste d’un premier ministre israélien qui voit dans la poursuite de la guerre la seule condition de sa survie politique et de son immunité judiciaire. Doha et sa posture médiatrice sont à présent sous le feu des critiques de Benyamin Nétanyahou.

Une cérémonie d’ouverture aux sons de la Palestine

Le 12 janvier dernier, l’ouverture de la Coupe d’Asie à Lusaïl, ville nouvelle située dans le nord de la métropole de Doha, réaffirme une fois de plus l’omniprésence de l’émirat. Ses stades, construits en vue de la Coupe du monde 2022, ont été conçus comme un arsenal, armé pour entretenir ce pilier de son soft power actif.

L’attribution de la Coupe du monde avait pourtant fait jaser, du fait de rumeurs insistantes de corruption de certains membres de la FIFA ; par la suite, la construction des stades avait mis en lumière le sort inhumain réservé aux ouvriers étrangers travaillant sur les chantiers qatariens ; et l’attention accrue portée au Qatar dans les mois et années précédant la compétition mondiale avait suscité la mise en avant de nombreuses interrogations sur son ingérence dans les affaires de ses partenaires, notamment occidentaux. Des accusations illustrant le fait que l’arme première du Qatar réside dans l’argent.

Tout cela ne semble pas, pour l’heure, freiner la progression de Doha. Dans un système mondialisé avant tout régi par la norme monétaire, le Qatar l’a bien compris : sa prospérité économique le protège. Un an après une finale de Coupe du monde légendaire, l’émir et Gianni Infantino, le président de la FIFA, aux mêmes places, assistent côte à côte à la cérémonie d’ouverture de la Coupe d’Asie des nations.

Et en ces temps de guerre, à la manière d’Al-Jazeera, le Qatar conçoit à nouveau son événement comme une caisse de résonance de son discours international – en l’occurrence, celui d’un appui complet à la cause palestinienne. L’émirat fête ainsi la Palestine – et cette fois-ci, une sélection palestinienne meurtrie mais qualifiée est sur le terrain.

Le temps de la cérémonie d’ouverture, la pelouse de l’Iconic Stadium prend des airs d’étendue désertique. Sur les dunes, les acteurs et danseurs entrent en scène pour une évocation de Kalila et Dimna, œuvre littéraire majeure du répertoire indien. Ce faisant, Doha rappelle les âges d’or de grandes civilisations asiatiques, de l’Inde à la Bagdad des Abbassides. Ces multiples livres réunissent des fables ayant pour but d’enseigner l’art de gouverner. Écrits en sanskrit au IVe siècle, ces textes ont été par la suite traduits en pehlavi dans la Perse sassanide, puis en arabe sous les Abbassides. Kalila et Dimna intègre ainsi la culture arabe. Par le recours à ces traits artistiques, le Qatar crée du liant entre sociétés asiatiques d’horizons divers.

Place au jeu ; comme la tradition le veut, le capitaine de la sélection du pays hôte entre sur le terrain. Hassan Al-Haydoos salue l’émir, puis rappelle que de coutume il revient au capitaine de la sélection hôte de prêter serment pour lancer le tournoi… mais annonce que pour cette édition extraordinaire il réserve cet honneur à la Palestine et à son capitaine. Sous les vivats du stade, Musab Al-Batat prend le micro et déclame le serment.

Le symbole est fort : la parole est donnée à la Palestine, qui donne le coup d’envoi de cette Coupe d’Asie. À présent, une voix résonne dans l’enceinte : « Lil-madinat al-salat usaly – Pour la ville de la prière je prie ». Sur ces paroles empruntées à la grande diva libanaise, Fayrouz, la chanteuse qatarienne Dana Al-Mir entonne ce vers de sa célèbre chanson « Al-Zaharat al-mada’ïn », un hommage à Jérusalem, restée pour l’opinion arabe la capitale de la Palestine.

S’ensuit un chant symbolique de la résistance des femmes palestiniennes, le tarwideh, également appelé al-malulah. Dana Al-Mir est rejointe sur scène par un groupe de femmes sorti de l’ombre, portant l’habit traditionnel palestinien, al-thowb al-falestiny. Rassemblées, elles reprennent en cœur une poésie cryptée visant à déjouer la surveillance de l’ennemi. Forgé par les femmes palestiniennes au cours du XXe face aux oppressions successives subies par la société palestinienne, ce genre musical repose sur l’inversion des lettres de la phrase ou du cœur de la dernière lettre de chaque mot. Les paroles interprétées à Lusaïl signifient littéralement : « Et je suis pour envoyer avec le vent du nord ». L’emploi de ce vers au sens caché vise à donner une orientation géographique au détenu qui l’entend. Puis les danseuses avancent en rythme vers la sortie. Une chanson retentit pour les accompagner : « Bilady, bilady, bilady, ya ardy, ya ard al-jadoud – Mon pays, mon pays, mon pays, ô ma terre, ô la terre des ancêtres ». L’hymne de la Palestine, « Fedayi », ponctue cette cérémonie d’ouverture imprégnée de géopolitique.

Deux semaines plus tard, le Qatar rencontrera la Palestine en huitième de finale et la vaincra de justesse ; mais au-delà du résultat sportif, la plus grande victoire pour Doha sera probablement l’impact symbolique de la solidarité affichée à cette occasion, comme tout au long de la Coupe d’Asie, par les footballeurs et les autorités du petit émirat à l’égard des Palestiniens. Se voyant comme un leader arabe, le Qatar continue de jouer sur la corde sensible de la cause palestinienne qui, loin des palais, demeure le trait d’union entre sociétés de Casablanca à Bagdad.

La FIFA sous pression, une fois de plus confrontée à la géopolitique moyen-orientale

À l’abri des regards, les loges et salons de Doha auront vraisemblablement été des lieux d’échanges poussés. Alors que la Coupe d’Asie touche à sa fin, en coulisses, derrière le prince Ali ben Al-Husseïn, l’influent président de la fédération jordanienne, se rangent douze de ses homologues de pays membres de la Fédération d’Asie de l’Ouest de football. Ils formulent auprès de la FIFA une demande d’exclusion de la fédération israélienne de toute instance du football mondial. Cette requête « choc », révélée par Sky News, montre que ces États décident de pleinement politiser le football mondial pour tenter de peser sur la situation à Gaza. Comptant en son sein de puissants acteurs, parmi lesquels le Qatar, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, cette union entend jouer sur leur stature pour accroître la pression sur le gouvernement Nétanhyaou. La FIFA fait face une nouvelle fois à ses contradictions. Vantée comme « apolitique », l’enceinte sportive se révèle, encore une fois, intrinsèquement politique…

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