Menu Close

Sur la piste des 86, mémoires d’un crime nazi (4/5) : « L’affaire des restes découverts à Strasbourg »

Épisode précédent : Au début des années 2000, l’historien et journaliste allemand Hans-Joachim Lang dévoile l’identité nominative des 86 victimes du Professeur Hirt. Il se met en quête des descendants des victimes. Sa découverte, qui couronne des années de recherches, semble ouvrir une nouvelle étape dans la mise en mémoire – jusqu’alors complexe – de ce crime. Mais c’est une autre découverte, très polémique, qui va véritablement induire un bouleversement dans le rapport local à ce passé.


Épisode 4 : « L’affaire des restes découverts à Strasbourg »

En janvier 2015, un ouvrage paraît chez Stock, intitulé Hippocrate aux enfers. Les médecins des camps de la mort. L’auteur n’est pas un historien mais un médecin très médiatique, Michel Cymes, animateur de télévision et de radio depuis les années 1990 et personnellement concerné par le passé sur lequel il se penche, ses deux grands-pères étant morts en déportation à Auschwitz.

Dans cet ouvrage, le médecin se fait « passeur de connaissances », pour tenter d’élucider une question « naïve » et lancinante :

« Comment peut-on vouloir épouser un métier dont le but ultime est de sauver des vies et donner la mort à ceux que l’on ne considère plus comme des êtres humains ? »

D’un chapitre à l’autre, il fait le récit des expérimentations médicales glaçantes pratiquées par des médecins nazis dans plusieurs camps de concentration. Il s’arrête notamment sur les crimes perpétrés par August Hirt à Strasbourg.

Sur la base de témoignages d’anciens étudiants en médecine, il déclare qu’il pourrait subsister des restes humains appartenant aux victimes juives du professeur Hirt dans les collections universitaires de la ville :

« Il resterait donc des coupes de morceaux de corps, d’organes de ces malheureux qu’Hirt voulait exposer dans un musée des “races disparues” ! Comment est-ce possible ? Pourquoi personne n’a-t-il cherché à remettre ces restes aux familles ? Pourquoi n’ont-ils pas été enterrés lors d’une cérémonie officielle, près d’une stèle pour rappeler ce qui s’est passé ? »

Un scandale médiatique

Portée par une personnalité publique, cette accusation est relayée dans la presse et déclenche un tollé. Quinze jours après la parution du livre, l’Université de Strasbourg réagit dans un communiqué de presse, déplorant le « manque de rigueur » de l’ouvrage, qui repose sur des « propos détournés », des faits avancés « sans preuve », des « rumeurs » et des « inexactitudes ».

Communiqué de presse de janvier 2015 publié par l’Université de Strasbourg déplorant certains propos publiés par Michel Cymes dans son ouvrage.

Dès les premières lignes, l’institution récuse toute responsabilité vis-à-vis du crime, rappelant « qu’entre 1941 et 1944, l’Université de Strasbourg était repliée à Clermont-Ferrand ».

Durant ces années, deux universités se réclamaient de Strasbourg : l’une, clermontoise, « légitime, française et résistante » ; l’autre « fondée par le régime hitlérien » dans la capitale alsacienne, à la suite de l’annexion de la ville par les nazis. Le contexte historique posé, l’Université dément formellement les allégations portées contre elle :

« Les parties de corps des 86 Juifs déportés d’Auschwitz, gazés par Hirt au camp du Struthof et transférés à l’Institut d’anatomie de Strasbourg par ses soins, n’ont pas toutes été détruites par les nazis avant leur fuite. En décembre 1944, les médecins légistes de Strasbourg, le professeur Simonin et le docteur Fourcade, ont eu la terrible mission de faire l’expertise médico-légale des parties restantes des corps de ces victimes. Ces restes ont alors été enterrés au cimetière juif de Cronenbourg, à l’endroit où fut apposée il y a quelques années la stèle qui porte le nom des 86 victimes. Depuis septembre 1945, il n’y a donc plus aucune de ces parties de corps à l’Institut d’anatomie et à l’Université de Strasbourg. »

Pour apaiser les vives tensions qu’a fait naître cette publication, l’Université s’engage en outre à réaliser un « travail de mémoire » et à sensibiliser ses étudiants sur l’histoire de la Faculté de médecine durant la période d’annexion.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Juillet : une découverte polémique

Or, quelques mois après la parution d’Hippocrate aux enfers, Strasbourg fait de nouveau l’actualité. En juillet 2015, la presse nationale et internationale titre sur une découverte stupéfiante : des restes de victimes juives d’August Hirt ont effectivement été retrouvés à l’Université.

C’est à un médecin et chercheur strasbourgeois, Raphaël Toledano, que l’on doit cette découverte.

Dès le milieu des années 1990, alors qu’il est lycéen à Strasbourg, Raphaël Toledano se passionne pour l’histoire du nazisme et de la Reichsuniversität, grâce notamment à l’action mémorielle du cercle Menachem Taffel.

Il est étudiant en médecine lorsqu’il assiste en 2003 au colloque « Strasbourg, l’horreur de la médecine nazie » au cours duquel Hans-Joachim Lang révèle le nom des 86 victimes juives. Dès lors, cette histoire ne le « quitte plus ».

Il entame ses recherches sur les expérimentations médicales au camp de Natzweiler-Struthof, qui donneront lieu à la soutenance d’une thèse en histoire de la médecine en 2010, et à la co-réalisation d’un film documentaire, avec Emmanuel Heyd, intitulé « Le nom des 86 ».

« Le nom des 86 », extrait (Dora Films).

Au cours de ses recherches dans les archives, Raphaël Toledano exhume une lettre adressée par le professeur Camille Simonin, chargé de l’expertise des corps en 1945, au président du tribunal militaire de Metz. Dans ce courrier de 1952, Camille Simonin mentionne « deux bocaux » constitués par les légistes après la guerre et conservés au « musée de l’Institut de Médecine Légale de Strasbourg », l’un contenant « des prélèvements intéressants faits dans l’intestin et l’estomac d’une victime de la chambre à gaz », l’autre « des fragments de peau avec des traces impressionnantes de coups ».

Sur la base de ce document, le médecin-chercheur se rend à l’Institut de médecine légale de Strasbourg le 9 juillet 2015 ; avec l’aide du directeur de l’Institut, il retrouve les bocaux dans une armoire.

À qui sont ces restes ?

Rapidement médiatisée, la découverte provoque un vif émoi et donne lieu à plusieurs communiqués, du maire de Strasbourg comme du président de son Université, qui authentifient le 18 juillet 2015 « l’origine » des « pièces » mises à jour par Raphaël Toledano.

« La correspondance entre les préparations retrouvées et la description qui en est faite dans la lettre de Camille Simonin de 1952 ne laissent place à aucun doute quant à l’origine commune des pièces. […].

« Les étiquettes identifient chaque pièce avec précision et font notamment état du matricule 107969, qui correspond au numéro qui fut tatoué au camp d’Auschwitz sur l’avant-bras de Menachem Taffel, une des 86 victimes du projet de collection de squelettes juifs voulu par August Hirt, comme cela est confirmé par les archives du camp d’Auschwitz »

Communiqué de presse de l’Université de Strasbourg, juillet 2015.

Parallèlement à cette reconnaissance publique, la découverte de ces restes ouvre une série de questions : que doit-on en faire ? Qui sont les personnes ou les collectifs légitimes pour statuer sur leur devenir ? Finalement, à qui appartiennent-ils ?

Pour Raphaël Toledano, le juste destin de ces restes humains va de soi ; parce qu’ils représentent des personnes ayant vécu et souffert, ils doivent être enterrés dans la dignité, suivant le rite juif, et rejoindre les fragments inhumés au cimetière de Cronenbourg. En 2023, il revient publiquement sur sa position pour l’éclairer :

« Ce n’était pas approprié de les conserver dans un musée parce qu’ils ont été tués pour être mis dans un musée. » (Raphaël Toledano, juin 2023)

D’autres voix se font pourtant entendre, à l’instar de celle d’un historien anglais, Paul Weindling, professeur d’histoire de la médecine à l’Université d’Oxford et spécialiste du nazisme. Lors d’un entretien en 2022, il m’explique sa réaction de l’époque :

« Si on est juif orthodoxe, on doit enterrer le corps immédiatement. Mais le problème… Pour les travaux historiques, peut-être que c’est mieux de faire une reconstruction de provenance et quand on a fait vraiment une identification, quand on a vraiment documenté, qu’on a fait des photographies, tout ça… Ok, on peut enterrer. […]

Quand Raphaël Toledano a découvert les tissus de Menachem Taffel mais aussi les épluchures de pommes de terre [contenues dans l’estomac de la victime et conservées comme preuves des mauvais traitements infligés aux déportés], ce que les prisonniers mangeaient… À mon avis, et c’est très personnel, moi je trouverais préférable que ces épluchures soient au Musée du Struthof. Pour que les gens puissent comprendre comment on a traité les prisonniers. C’était aussi l’avis du président de l’Université […]. Et puis on ne sait pas qui était Menachem Taffel, s'il était juif orthodoxe ou non… » (Paul Weindling, mai 2022).

Ces divergences quant au devenir légitime des restes retrouvés traduisent des conceptions différenciées de la manière dont ils sont appréhendés : sont-ils des personnes ? Des outils pédagogiques permettant la transmission des horreurs passées ? Des témoignages historiques ? Des preuves judiciaires ? En dépit de ce statut problématique et incertain, la décision est prise de remettre ces pièces à la communauté juive de Strasbourg, afin d’organiser leur inhumation.

Inhumer les restes, exhumer le passé

Deux mois après leur découverte, les restes retrouvés à l’Institut de Médecine légale de Strasbourg sont inhumés au cimetière juif de Cronenbourg, où reposent déjà les corps des 86 victimes.

En ce jour symbolique de Yahrzeit où la communauté juive honore la mémoire de ses morts, c’est le Grand Rabbin de Strasbourg René Gutman qui officie. Durant des décennies « la communauté [juive] ne se sentait pas concernée » par ce crime, m’explique-t-il plusieurs années après, en juillet 2022.

Les victimes étaient anonymes, venues de toute l’Europe, extérieures aux réseaux d’interconnaissance locaux, et la société alsacienne peu prompte au souvenir de ce passé « honteux » :

« On a peu su de cet épisode pendant longtemps. L’Université – et d’ailleurs elle l’a reconnu – avait couvert d’une chape ce qui s’était passé. On a dû considérer que cette affaire relevait uniquement du fameux docteur Hirt et des médecins nazis, et que finalement, ça ne concernait pas directement la conscience locale. » (René Gutman, juillet 2022)

La naissance d’espérances

Ce dimanche 6 septembre 2015, ce sont pourtant près de 300 personnes, membres de la communauté juive pour l’essentiel, qui sont réunies pour assister à l’émouvante cérémonie où se retrouvent tous ceux qui, depuis des années ou plus récemment, se sont engagés pour la mémoire de ce crime.

Aux côtés de Raphaël Toledano, sont présents les membres du cercle Menachem Taffel, Hans-Joachim Lang, Michel Cymes, le président de l’Université de Strasbourg et le maire de la ville, Roland Ries.

Cérémonie d’inhumation des restes retrouvés à l’Institut de médecine légale de Strasbourg, septembre 2015. crédit : Claude Truong-Ngoc, Author provided (no reuse)
Mise en terre des restes au cimetière israélite de Cronenbourg (Strasbourg), septembre 2015. crédit : Claude Truong-Ngoc, Author provided (no reuse)
Prières et recueillement lors de la cérémonie d’inhumation organisée le 6 septembre 2015 au cimetière israélite de Cronenbourg. crédit : Claude Truong-Ngoc, Author provided (no reuse)

Cette cérémonie et la polémique qui la précède font naître des espérances.

Une commission pour éclairer le passé

Au nom du cercle Taffel, Georges Yoram Federmann forme le vœu que l’Université puisse prendre en charge la transmission de cette histoire et son actualisation pour les générations présentes et à venir :

« Ce à quoi on est attachés maintenant, si cette cérémonie a du sens, c’est de faire en sorte qu’on transmette à des jeunes, notamment les étudiants en médecine et dans les filières paramédicales, la manière dont les soignants ont pu adhérer au nazisme. Qu’on décortique l’adhésion au nazisme, la participation des médecins au nazisme. Et [qu’on réfléchisse à] comment – en mémoire de Taffel – on peut soigner les Juifs d’aujourd’hui. Comment faire en sorte de reconnaître les Juifs d’aujourd’hui, non pas pour les laisser se noyer en Méditerranée, mais pour qu’ils soient les bienvenus, et qu’ils le sachent, dans nos cabinets médicaux. […] Ce serait ça, l’espoir. ». (G.Y. Federmann à la presse locale, septembre 2015)

En septembre 2016, un an après l’inhumation des restes, une commission historique internationale et indépendante est constituée sur proposition d’Alain Beretz, alors président de l’Université de Strasbourg.

Aux 12 experts réunis, l’Université demande de conduire des recherches « aussi complètes que possibles, sans restriction et sans partialité » sur l’histoire de la Reichsuniversität Straßburg, et notamment de la Faculté de médecine, entre 1941 et 1944. Il s’agit également d’éclairer les « continuités et discontinuités entre la Reichsuniversität Straßburg et l’Université de Strasbourg ». Très attendu, le rapport de la commission sera présenté six ans plus tard, en mai 2022. Que va-t-il provoquer sur la mémorialisation de ce crime ?


Accédez au dernier épisode :

Épisode 5/5 :  Notre histoire ?

Accédez aux épisodes précédents :

Épisode 1/5 : « Une sinistre découverte »

Épisode 2/5 : « Zakhor : Souviens-toi ! »

Épisode 3/5 : L’étrange matricule 107969 et la quête d’un journaliste allemand


Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now