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Sur la piste des 86, mémoires d’un crime nazi (5/5) : « Notre histoire ? »

Épisode précédent : En juillet 2015, la découverte très polémique de restes des 86 victimes du médecin nazi August Hirt conduit l’Université de Strasbourg à mettre en place une commission historique internationale et indépendante destinée à faire la lumière sur l’histoire de la Reichsuniversität Straßburg. Si les historiens s’emparent enfin de ce passé pour en faire le récit, qu’en est-il des familles de ces 86 victimes ? Comment racontent-elles « leur » histoire ?


Épisode 5 : « Notre histoire ? »

Le 12 juin 2023 au soir, je me rends dans un restaurant de Strasbourg. J’ai rendez-vous avec le journaliste et chercheur allemand Hans-Joachim Lang, deux collègues, et quinze personnes venues du monde entier que je ne connais pas encore.

Depuis des mois, mes trois collègues et moi préparons leur venue à Strasbourg dans le cadre d’un séminaire de trois journées consacré à la mémoire des 86 victimes.

Je suis un peu fébrile à l’idée de rencontrer ces personnes qui viennent de toutes les régions du monde, qui ne se sont jamais vues, mais qui ont en commun d’être les descendants des 86 Juifs et Juives assassinés à Natzweiler. Le programme s’annonce intense, nous n’avons échangé que quelques mails et je m’interroge : qu’attendent ces familles de leur venue en Alsace ? Comment réagiront-elles en foulant les lieux de mise à mort de leurs ancêtres et comment se tenir à leurs côtés dans ces moments ? Finalement, que représente ce voyage pour elles ?

« Ma grand-mère Alice »

Elizabeth Simon, 56 ans, qui m’invite à l’appeler Bettsie, me met très vite à l’aise. Venue du Wisconsin avec son frère et ses trois sœurs, elle m’explique les sentiments ambivalents qui la traversent depuis quelques jours ; « super excitée » à la perspective du séminaire, elle est aussi un peu « craintive » à l’idée de se confronter à ce « sujet lourd et difficile ».

Les cinq frères et sœurs Simon ont grandi à Milwaukee où ils sont nés entre 1950 et la fin des années 1960. Bettsie est la « petite dernière » de sa fratrie, et partage avec moi quelques-uns de ses souvenirs d’enfance, notamment marquée par la religion.

Son père, Carl Simon, était pasteur de l’Église presbytérienne des États-Unis et ses proches se rappellent avec émotion ses prêches empreints de tolérance, de charité et d’ouverture d’esprit. Si l’ascendance allemande de leur père était connue, les enfants ont grandi dans l’ignorance de leur origine juive comme de leur histoire familiale :

« Quand [Déborah, l’aînée de la fratrie] avait 18 ans, notre père lui a dit que sa mère, ma grand-mère Alice, était juive. Il lui a juste dit ça. Avant cela, on ne savait pas du tout ! On a été éduqués comme des enfants presbytériens et on ne savait pas du tout… On ne connaissait pas du tout cette histoire. » (Elizabeth Simon, juin 2023)

Carl Simon, le fils d’Alice Simon, et ses cinq enfants Deborah, Joanne, Christine, John et Elizabeth (photographie fournie avec l’accord de la famille). Famille Simon, Author provided (no reuse)

Carl et sa sœur jumelle Hedda sont nés à Berlin en juin 1921. Leurs parents, Alice (née Remak en 1887) et Herbert Simon se sont convertis au protestantisme avant leur mariage, en 1920. En 1935, le décès d’Herbert Simon et le durcissement des lois antijuives en Allemagne poussent Alice à vouloir mettre ses jumeaux en sécurité ; ils sont tous deux envoyés à Londres, où ils poursuivent leur scolarité. Alice, quant à elle, s’est engagée à rester auprès de sa belle-mère âgée, à Berlin. En 1938, elle rend visite à Carl et Hedda avant de rentrer en Allemagne. C’est au cours de ce séjour qu’elle verra ses enfants pour la dernière fois. L’année suivante, Carl émigre aux États-Unis, ignorant le sort qui attend sa mère, restée juive aux yeux de la Gestapo qui l’arrêtera à son domicile berlinois en mai 1943. Ce n’est qu’après la guerre, en 1947, que Carl et sa sœur apprennent la déportation d’Alice à Auschwitz, où ils supposent qu’elle a été assassinée.

Portrait de Simon Herbert. Hans-Joachim Lang, Fourni par l'auteur

Jusqu’au début des années 2000, le pasteur ne peut que spéculer sur le destin tragique de sa mère. Dans l’espoir d’en apprendre davantage, il poste un message sur le site Internet d’une Église évangéliste allemande. Il y donne les années, lieux de naissance et noms de ses parents et se hasarde à demander :

« Y a-t-il quelqu’un encore en vie qui se souvienne de ma famille à Berlin ? »

Trois mois plus tard, il reçoit par-delà l’Atlantique une réponse miraculeuse. Un historien allemand, Hans-Joachim Lang, cherche obstinément à retracer l’histoire de sa mère et celles de ses 85 co-victimes. Les deux hommes entrent en contact et la famille Simon, qui n’avait jamais entendu parler du camp de Natzweiler-Struthof, apprend enfin la véritable histoire d’Alice :

«  Tout ce que nous savons sur ma grand-mère, sur Alice, c’est grâce au docteur Lang. Grâce à son travail, à ses recherches… Avant que mon père n’entre en contact avec le docteur Lang, il ne savait presque rien sur la mort de sa mère, c’est le docteur Lang qui lui a raconté ce terrible projet de [collection anatomique]. C’est terrible. Mais nous lui devons tellement… »

Ce soir de juin 2023, tandis que les photos de famille passent de main en main pour montrer la descendance nombreuse de ces 86 victimes, la reconnaissance à l’égard du travail accompli par Hans-Joachim Lang est dans toutes les bouches. Debbie, l’aînée de la famille Simon, me dira : « Il est notre héros ! Son travail a permis à chacun de connaître son histoire ».

Humble, visiblement un peu gêné, le chercheur porte un toast aux retrouvailles de tous ces gens qui ne se connaissent pas en les remerciant d’être venus jusqu’à Strasbourg.

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Vers une mémoire « universelle » ?

En écoutant Bettsie parler de sa grand-mère Alice, en ressentant l’émotion des proches devant la chambre à gaz, ou face à la stèle apposée sur les restes d’un ancêtre disparu, je m’interroge. Que pensent-ils de la mémorialisation de ce passé qui est le leur ?

Me reviennent en mémoire les propos du président de l’Université quelques mois plus tôt. S’adressant aux étudiants et personnels de l’Université de Strasbourg venus assister à la présentation publique du rapport de la commission historique sur la Reichsuniversität, Michel Deneken déclarait :

« C’est un travail qui va faire date. Un travail important pour notre travail de mémoire. Nous n’avons pas voulu laisser les cadavres dans les placards… Nous n’avons pas voulu cacher la vérité historique […]. Je suis aujourd’hui convaincu que c’était la même Université. Ce déchirement fait partie de l’histoire alsacienne […]. C’est votre histoire, chers amis… Il faut s’en emparer ! » (Michel Deneken, octobre 2022)

La publication du rapport de la commission historique en mai 2022 marque une étape cruciale dans l’histoire du regard institutionnel porté sur ce passé.

Dès lors, l’Université de Strasbourg rompt avec la conception qui semblait prévaloir jusqu’alors, consistant à récuser tout lien avec l’institution nazie installée entre ses murs.

Désormais, la rhétorique institutionnelle souligne l’existence d’une forme de continuité entre les deux institutions, en raison notamment d’une participation alsacienne et mosellane importante aux fonctions médicales de la Reichsuniversität, dont 40 % du personnel était d’origine française.

Un bouleversement radical du rapport au passé

Les propos de Michel Deneken témoignent ainsi d’un bouleversement radical intervenu dans le rapport à la Reichsuniversität – et plus largement à la période d’annexion.

Rapport final de la commission historique, mai 2022. Université de Strasbourg, FAL

Longtemps conçue comme l’histoire de l’Autre, de l’ennemi nazi, une histoire dont personne ne revendiquait l’héritage ou la responsabilité, l’histoire de l’Université du Reich et singulièrement celle du crime contre les 86 victimes de la chambre à gaz est aujourd’hui pensée comme une histoire dont les enseignements et la mémoire seraient universels. Cela a d’ailleurs incité l’Université de Strasbourg à prévoir la mise en place d’une politique de mémoire dans les années à venir, comme me l’ont confié mes interlocuteurs de l’Université.

« Car le devoir de mémoire n’est pas seulement celui de l’université. Il est celui de toute une ville, de toute une région, de toute une nation et il a vocation à porter un message universel. Ce qui s’est passé dans les murs de notre université est aussi et d’abord un bout d’histoire européenne. » (Michel Deneken, extrait du rapport de la Commission historique pour l’histoire de la Reichsuniversität Straßburg

Les déclarations du président incitant tout un chacun à se saisir de cette histoire pour se l’approprier invitent à s’interroger : à qui appartient cette histoire ? De qui est-ce le passé ? De qui les 27 femmes et les 59 hommes assassinés à Natzweiler sont-ils les morts ? De leurs descendants ? Des chercheurs et historiens qui travaillent à restituer les conditions dans lesquelles ils vécurent et furent assassinés ? De ceux qui prient en leur mémoire au cimetière juif de Cronenbourg ou ailleurs lors du Yom HaShoah ? De ceux qui depuis des années militent pour la reconnaissance de leur mémoire ?

Les participants au séminaire pédagogique et mémoriel sur la mémoire des 86 victimes. Juin 2023, Strasbourg. Laurent Gradwohl, Fourni par l'auteur

« Cette histoire, c’est celle de ma famille, mais ce n’est pas simplement la nôtre », me disait Erika, la nièce de l’une des victimes. »

Elle traduit ainsi son attachement à l’idée que l’histoire des 86 devienne un patrimoine commun, partagé. Comme la majorité des descendants rencontrés, Erika croit dans les vertus de la connaissance du passé, susceptible de forger des sociétés plus pacifiques et résilientes et des citoyens plus aptes au vivre-ensemble.

Elle voudrait y croire et s’interroge : comment faire comprendre l’importance de ne pas oublier ? Pour elle et pour les autres, cette série de textes est une tentative.


Accédez aux épisodes précédents

Lire l'épisode 1/5 : « Une sinistre découverte »

Lire l'épisode 2/5 : « Zakhor : Souviens-toi ! »

Lire l'épisode 3/5 : L’étrange matricule 107969 et la quête d’un journaliste allemand

Lire l'épisode 4/5 : « 2015 : L’affaire des restes découverts à Strasbourg »


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