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Photo d’une boîte de distilbène, une des appellations commerciales du diéthylstilbestrol.
En France, le diéthylstilbestrol a tardé à être contre-indiqué aux femmes enceintes. Miguel Medina / AFP

Sûreté des médicaments : les conséquences durables du scandale du diéthylstilbestrol

En 2020, alors que la crise sanitaire due au Covid-19 faisait rage, l’écrivaine Marie Darrieussecq, confinée, décrivait ses trois éprouvantes grossesses passées allongées. Au-dessus d’elle avait pesé une lourde épée de Damoclès : un risque de fausse couche plus élevé. La cause de cette situation était à chercher du côté d’une autre crise sanitaire, plus ancienne : celle du Distilbène®, l’une des appellations commerciales du diéthylstilbestrol.

Découverte en 1938, cette hormone de synthèse a été largement utilisée partout dans le monde pendant plusieurs décennies, en raison de son bas coût de production et parce qu’elle n’était protégée par aucun brevet. Ses indications étaient variées : atténuation des symptômes de la ménopause ; blocage de la lactation ; « pilule du lendemain » ; traitement des dysfonctionnements menstruels ; ou encore limitation des risques de complications de grossesse tels que les accouchements prématurés ou fausses couches.

Des années 1950 aux années 1980, le diéthylstilbestrol aurait ainsi été prescrit à des dizaines de milliers de Françaises. Pourtant, les premiers doutes quant à son efficacité avaient émergé dès 1953. Pire, son innocuité était clairement remise en question dès 1971. À cette date, des chercheurs américains avaient déjà mis en évidence un risque accru de cancer du vagin chez les jeunes femmes dont les mères avaient pris du diéthylstilbestrol lorsqu’elles étaient enceintes.

On sait aujourd’hui que l’exposition à cette substance durant la grossesse a de nombreuses conséquences délétères sur la santé des enfants à naître. Plus grave encore : ces conséquences, qui concernent non seulement les femmes, mais aussi les hommes, s’étendraient sur plusieurs générations. Pourtant, la France a mis plusieurs années à contre-indiquer l’emploi du diéthylstilbestrol chez les femmes enceintes.

Études d’évaluation des risques mal conçues, absence de système de surveillance efficace, retard dans la prise en compte des résultats scientifiques les plus récents, inertie des pouvoirs publics, etc. Retour sur un scandale sanitaire majeur qui a mené à la mise en place d’un système de pharmacovigilance plus performant dont nous bénéficions aujourd’hui. Mais à quel prix ?

Une des premières hormones de synthèse agissant comme les œstrogènes

Représentation 3D d’une molécule de diéthylstilbestrol. Medgirl131 / Wikimedia Commons

Le diéthylstilbestrol (DES) fut synthétisé pour la première fois en 1938 par le chercheur britannique Edward Charles Dodds et ses collaborateurs. Appartenant à la famille chimique des œstrogènes, des hormones naturelles, il possède des similitudes d’activité avec elles sur de nombreux tissus de l’organisme, tout en étant bien plus puissant.

À cette époque, aux États-Unis, il était déjà nécessaire de prouver qu’un médicament n’était pas nocif avant de le mettre sur le marché. Or, l’autorisation de commercialisation du DES avait été initialement été refusée. Des études scientifiques de l’époque montraient en effet que son administration ou celle de substances similaires entraînait des effets néfastes aussi bien chez les humains que chez les animaux.

La molécule a pourtant été utilisée en 1941 pour traiter les carences en œstrogènes retrouvées, par exemple, au cours de la ménopause, tout en étant contre-indiquée chez la femme enceinte. La situation change en 1947, lorsque la Food and Drug Administration (FDA), en charge de la commercialisation des médicaments, autorise la mise sur le marché du diéthylstilbestrol pour prévenir les complications de grossesse, surtout pour la prévention des fausses couches en cas d’antécédent, de menace ou de baisse des hormones dans les urines. Le pic des prescriptions de DES aux États-Unis se situe aux alentours des années 1950 à 1954. Assez rapidement, cependant, les premiers doutes quant à son efficacité réelle ont émergé.

Des études mal conçues

L’autorisation de la FDA survient dans un contexte d’engouement médical pour les œstrogènes. On pense alors que les fausses couches sont la conséquence d’une sécrétion insuffisante d’hormones par le placenta, et le DES permettrait de la corriger.

Cette hypothèse, qui s’est avérée fausse (on sait aujourd’hui que la baisse du taux d’œstrogène n’est pas à l’origine de la fausse couche, mais en est la manifestation), était à l’époque soutenue par les études des scientifiques George V. Smith et Olive Watkins Smith. Problème : leurs travaux, publiés en 1948 et en 1949, comportaient plusieurs erreurs méthodologiques, telles qu’une absence de groupe témoin ou de tirage au sort (ou randomisation) des participantes, ainsi que l’absence d’administration d’une molécule sans effet thérapeutique (ou placebo).

En réalité, le DES s’est avéré inefficace pour diminuer le risque de fausses couches. Les premiers doutes à ce sujet émergent en 1953, lorsque Walter J. Dieckmann et ses collaborateurs constatent que son administration n’empêche pas les complications de grossesse.

Mais ce n’est que près de vingt ans plus tard que les véritables conséquences de l’administration de cette molécule allaient être scientifiquement mises en évidence. Et elles vont bien au-delà du risque de fausse couche.

Des effets délétères ignorés en France

Interpellés par la survenue de cancers rares (adénocarcinome à cellules claires) du vagin chez plusieurs jeunes femmes dont les mères avaient pris du DES durant leurs grossesse, Arthur L. Herbst et ses collaborateurs ont entrepris une étude rétrospective sur le sujet. Leurs résultats, publiés en 1971, ont révélé une augmentation de l’incidence de ces cancers. Ils ont amené la FDA à contre-indiquer ce médicament pour les femmes enceintes.

En France, la réaction des autorités sera plus tardive, notamment parce qu’il n’existait pas à l’époque de structure dédiée à la pharmacovigilance. En outre, nombre de professionnels français sont restés sourds aux alertes américaines, pourtant relayées par certains praticiens dès la publication des travaux d’Arthur Herbst. À partir de 1976, un an après la première description d’un cancer rare chez une jeune fille française, le DES n’est plus indiqué pour la prévention des fausses couches en France et, un an plus tard, il est discrètement contre-indiqué pendant la grossesse dans un ouvrage médical français, le Dictionnaire Vidal. Ce n’est qu’en 1977 que le DES est interdit aux femmes enceintes, suite à la création d’une commission technique nationale de pharmacovigilance.

Mais la mesure de la situation n’était pas encore prise, comme allaient le prouver la lanceuse d’alerte Anne Cabau et les révélations du journal « Le Monde », en 1983. À cette époque, la récente Commission de la pharmacovigilance semble surtout préoccupée par la gestion d’un éventuel « affolement ». S’il est un temps envisagé d’établir un registre des cancers rares (adénocarcinome à cellules claires), le projet ne verra finalement pas le jour.

(En 1983, Alfred Spira, de l’Institut national de la santé et de la recherche (Inserm), publie avec ses collaborateurs une étude évaluant à 200 000 le nombre de femmes traitées en France et à 160 000 les naissances d’enfants exposés. Ces estimations se basaient sur les chiffres de vente, ndlr).

Aux États-Unis en revanche, Arthur Herbst a mis en place un registre international des cancers avec ou sans exposition au DES, après avoir publié ses résultats. Quelques années plus tard, des associations de patients sont créées, parmi lesquelles « DES action USA », « DES action Canada » (aujourd’hui dissoute) et « DES Centrum » (Pays-Bas) à la fin des années 1970 et au début des années 1980, ou encore « DANE 45 » en France, en 1986. Elles contribueront à la mise en place de cohortes (groupes de personnes suivies dans le temps, présentant certaines caractéristiques) en vue d’étudier des effets du diéthylstilbestrol sur trois générations. Ces cohortes sont encore utilisées de nos jours pour les études scientifiques.

Au début des années 1990, aux États-Unis, l’institut national du cancer États-Unis lance de son côté une étude à l’échelle nationale afin de connaître les effets à long terme du DES pour les femmes traitées pendant leur grossesse (première génération) ainsi que pour la seconde génération (leurs enfants). Une autre cohorte a été créée au début des années 2000 afin d’évaluer les effets du DES sur les enfants des mères exposées durant la grossesse de leur mère (troisième génération).

Ces recherches sur les générations d’enfants nés de « mères Distilbène® » ont permis de mieux comprendre les effets délétères à long terme de l’exposition au DES.

Des effets sur plusieurs générations de femmes

Si l’exposition au DES n’est pas sans conséquence pour les mères traitées par cette molécule, chez qui elle augmente le risque de cancer (du sein notamment), c’est pour leurs enfants que les effets s’avèrent particulièrement délétères.

Outre la survenue plus fréquente de cancers normalement rares du vagin et du col de l’utérus observés chez les filles des femmes ayant pris du DES durant leur grossesse (seconde génération), d’autres anomalies de l’appareil génital féminin (adénose - une lésion bénigne de la muqueuse vaginale pouvant se transformer en cancer - malformations de l’utérus, etc.) ont également été découvertes. Certaines anomalies risquent de provoquer une infertilité ou des difficultés pour l’obtention d’une grossesse à terme. Pour ces femmes, le risque de grossesse extra-utérine (implantation de l’embryon en dehors de l’utérus), une source de complications, est multiplié par 10, celui de prématurité est multiplié par 2 à 3, et celui de fausses couches au deuxième trimestre de grossesse est multiplié par 6 à 14. Un risque augmenté de cancer du sein a également été rapporté. Ces femmes sont également à risque de ménopause précoce.

En plus de ces problèmes gynécologiques, des maladies concernant, par exemple, le système cardiovasculaire ont également été décrites pour la seconde génération de « filles Distilbène® ». Des troubles neurologiques ou psychiques sont aussi envisageables.

En ce qui concerne la troisième génération, autrement dit les petites-filles des femmes traitées entre 1950 et 1980 en France, de premières études ont indiqué l’existence de séquelles liées à la prématurité, telles que de la paralysie cérébrale, ainsi que des troubles de la fonction de la reproduction, avec des irrégularités de la durée des cycles menstruels. Le risque de cancer est quant à lui difficile à évaluer actuellement par un manque de recul, mais il touche probablement les trois générations.

Il faut cependant souligner que toutes les femmes exposées directement ou indirectement au DES ne développeront pas une maladie.

Des conséquences pour les hommes également

Les recherches ont montré que les hommes exposés au DES lorsqu’ils étaient dans le ventre de leur mère (la « seconde génération ») présentent davantage de risque d’être victimes d’anomalies de l’appareil génital, telles que kystes de l’épididyme (organe permettant la maturation et le stockage des spermatozoïdes) ou cryptorchidie (absence de descente des testicules).

Cette exposition in utero n’a pas directement augmenté le risque d’infertilité, cependant les complications liées à la cryptorchidie peuvent parfois mener à la stérilité. Cette affection est aussi un facteur de risque connu de cancer du testicule. Or, si une correction chirurgicale de la cryptorchidie permet de diminuer le risque d’infertilité, elle n’élimine pas complètement celui de cancer, et les traitements contre le cancer peuvent entraîner eux aussi des problèmes de fertilité. Une étude scientifique récente, robuste et à fort niveau de preuves (méta-analyse et revue systématique), indique à ce sujet que le risque de cancer du testicule pour les hommes de seconde génération est multiplié par trois.

Soulignons toutefois qu’aujourd’hui, en 2022, ces hommes ne sont plus réellement concernés, car ce cancer survient majoritairement à la puberté et atteint un pic vers 30 ans (or ils sont aujourd’hui plus âgés). De la même façon, la cryptorchidie dont ils auraient pu avoir été victimes est généralement corrigée en bas âge. Ces hommes peuvent en revanche porter des kystes de l’épididyme, lesquels font l’objet d’une chirurgie lorsqu’ils provoquent des symptômes tels que douleur ou gêne.

Pour les hommes de la troisième génération issus d’une mère de seconde génération exposée au DES en France, le risque d’hypospadias (malformation de la verge) et de cryptorchidie est augmenté. Pour les hommes issus d’un père DES de seconde génération , une cryptorchidie et un développement insuffisant du pénis ont aussi été observés.

Des troubles identiques à ceux des femmes de troisième génération ont également été retrouvés pour la troisième génération d’hommes lorsqu’ils provenaient d’une mère DES de seconde génération exposée au DES en France (ces troubles concernent le handicap lié à la prématurité, notamment).

Soulignons qu’en France, le diéthylstilbestrol a été aussi utilisé jusqu’en 2018 pour traiter certains troubles de la prostate, dont le cancer. Un risque augmenté d’hypospadias a été retrouvé chez des garçons issus de pères traités avec des médicaments avant la conception.

Comment puis-je savoir si je présente un risque ?

En France, les campagnes ponctuelles de sensibilisation sur le DES dans les années 1990 et les recommandations des autorités sanitaires auprès des professionnels de santé dans les années 2000 ont été très insuffisantes. Souvent, par exemple, les personnes concernées n’ont appris l’existence de lieux spécialisés dans la prise en charge du DES que grâce aux associations de patients. Par ailleurs, en 2010, seule la moitié des gynécologues connaissait l’ensemble des conséquences d’une exposition au DES. Résultats : fréquemment, les femmes concernées ne découvraient leur exposition au DES qu’à la suite d’articles parus dans la presse, de documentaires télévisés ou par la publication d’arrêts de justice.

D’après l’association Réseau DES France, les mères dont l’âge est compatible avec une exposition au DES pendant leur grossesse doivent se poser plusieurs questions : Se sont-elles vues administrer un éventuel traitement pour éviter les fausses couches ? Des dosages hormonaux ont-ils été réalisés durant leur grossesse ?

Une exposition au DES doit être recherchée chez la mère ou la grand-mère dans plusieurs cas de figure : en cas d’anomalies à la naissance (cryptorchidie, hypospadias, cœur, œsophage, etc.), d’infertilité, de complications de grossesse, de certains cancers (sein, col et corps de l’utérus, vagin, testicules, etc.), de troubles neurologiques ou de handicap des enfants ou des petits-enfants.

Il n’est pas toujours simple de retrouver une trace écrite d’une prescription au DES, mais quelques pistes peuvent être explorées : le carnet de santé de l’enfant, des ordonnances conservées par les patientes exposées au DES, etc.

Un suivi gynécologique annuel est recommandé pour les femmes DES de deuxième et troisième générations, afin de rechercher des malformations, des nodules ou des lésions évoquant des maladies associées au DES. Pour les femmes des trois générations, le dépistage du cancer du sein suit les recommandations du programme national de dépistage de la Haute Autorité de Santé : mammographie tous les deux ans entre 50 et 74 ans. En cas d’anomalies des seins, ou de saignements inhabituels, il est recommandé de consulter rapidement.

Le dépistage des troubles neurologiques, du handicap et des anomalies des différents organes peut être réalisé, en début de vie, par un pédiatre. Plus tard, à l’adolescence ou à l’âge adulte, un urologue peut aussi être consulté pour les anomalies de l’appareil génital masculin.

Un cas d’école qui a changé l’évaluation des médicaments

Le cas du DES a renforcé, en France, la pharmacovigilance. Une commission nationale dédiée a été créée, en 1982. Au début des années 2000, l’Agence française de Sécurité sanitaire des Produits de Santé (Afssaps, désormais Agence Nationale de Sécurité du Médicament ou ANSM) a tout d’abord élaboré avec le Réseau DES France une fiche de signalement des effets indésirables et des recommandations. Elle a également depuis collaboré avec plusieurs organismes et associations de patients pour évaluer les risques de l’exposition au DES.

De nos jours, les critères qui ont présidé à l’autorisation du DES ont aussi évolué. La méthodologie désormais acceptée pour évaluer l’efficacité d’un traitement est l’essai randomisé (caractérisé par une répartition aléatoire des participants entre le groupe témoin et le groupe recevant le traitement) en double aveugle (l’administration du médicament ou du placebo n’est connue ni du patient, ni de la personne chargée d’évaluer l’effet du traitement).

Certains soulignent que la mise en place de ces nouveaux critères a mené à l’absence de reconnaissance de savoirs cliniques établis, parce que jugés insuffisamment fondés. C’est peut-être le prix à payer pour limiter le risque de nouvelles crises sanitaires d’une telle ampleur.

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